Je découvre avec surprise que le cinéma japonais contenait déjà une représentation négative des yakuzas avec ce film. Mais ils n'étaient pas encore devenus un genre à part entière (chose qui ne se produira qu'à la fin des années 60). Ici, le sujet est plus universel, à savoir l'histoire d'un voyou qui, rattrapé par l'exubérance de son mode de vie (alcool, cigarettes), voit son mal se transmuer en maladie concrète, la tuberculose. Autrement dit, sa misère morale devient un mal physique.


Le yakuza alcoolique et fêtard est magistralement incarné par Toshiro Mifune et offre l'un des tous premiers rôles marquants à ma connaissance en lui donnant un côté bestial et imprévisible (une interprétation qui dépassa ce que Kurosawa attendait de lui). Son personnage est réellement tragique, il semble même parfois sortir de l'écran. Le premier rôle est tenu par Takashi Shimura, autre immense acteur de l'époque qui ne démérite pas ici, mais sa qualité de jeu est en grande partie soufflée par la présence de Mifune.


Le cadre filmé est un lieu-commun d'Akira Kurosawa : les bas-fonds du Japon, image du pays d'après-guerre complètement dévasté, ressemblant aux futurs décors de Dodes’kaden. Autrement dit, il se préoccupe des petites gens, les excentrés de la société, dont l'humanité rejaillit de plus belle du fait de leur misère. Le lieu de vie des personnages est un véritable cloaque, un vaste espace clos dans lequel circule toute l'action du film. Cette petite ville est dominée par une image, l'eau stagnante d'une petite mare se remplissant remplit peu à peu de déchets de tous genres semblant refléter la pourriture qui guette tous les personnages, dont l'exemple le plus frappant est Matsunaga (Tes poumons sont plus sales que le bourbier dehors, dit le docteur), puis par une très belle musique interprétée par un guitariste, d'abord jouée par un inconnu puis par l'un des adversaires du malade, comme si l'espoir et la mort travaillaient de concert. Ainsi, au niveau de l'atmosphère, réalisme et onirisme ne cessent de se frotter l'un à l'autre.


Le récit est très simple, et peut se décliner à trois niveaux. Le premier, le patient et son médecin, thématique qui sera repris dans Barberousse. Le médecin, bourru mais profondément humaniste, désire réellement aider ce yakuza en perte de vitesse. Malgré un rapport conflictuel qui ne cessera jamais entre eux (dramaturgie empruntée à Dostoïevski), on peut sentir une relation authentique, d'homme à homme, éloignée des rapports conventionnels attendus entre un médecin et son patient. Mais le docteur est loin d'être un saint, du moins en apparence, puisqu'il boit à volonté comme le yakuza (d'où le titre), prenant même la part de ce dernier, qui ne peut pas consommer d'alcool à cause de sa maladie. Bref, un personnage semblant sortir de La belle vie (Capra), un ange aux ailes brisées, au coeur d'or mais menacé par la misère ambiante. Le second niveau, parallèle au premier, porte plus spécifiquement sur les yakuzas, représentés essentiellement par Matsunaga, véritable maladie morale et sociale. Or, Matsugana paraît inquiet sur la conséquence logique de sa maladie, impliquant un changement important de rythme et donc d'existence. Un rêve (l'une des meilleures scènes du film) illustre parfaitement la difficulté pour lui de simplement prendre le temps de guérir son corps : il se découvre lui-même dans un tombeau, puis est poursuivi par son fantôme, comme s'il n'y avait pas d'autre lignes de fuite pour lui, condamné à jouer son rôle, malgré l'espoir que représente une femme qui lui offre la possibilité de partir ailleurs. D'ailleurs, l'ironie de l'histoire, c'est que malgré son respect du code, son Boss ne le respecte pas pour autant, et place ses pions de telle manière que les apparences soient sauves, et qu'en même temps ses intérêts individuels soient satisfaits. Et probablement aussi qu'il apprécie cette existence cool, qui l'autorise à s'habiller comme les gangsters des films de John Ford, et à posséder toutes les femmes qu'il désire. Autrement dit, à travers la déchéance du yakuza, se profile l'éternelle lutte entre le corps (maladie) et l'esprit (se complaire dans l'apparence et son rôle social). Enfin, troisième niveau, celui dont j'ai déjà parlé : la société. Le médecin ne se contente pas de guérir physiquement les corps, mais aussi l'esprit de ses patients. Alors que le yakuza représente la fracture entre ces deux aspects, et dont l'alcool semble être une manière comme une autre de noyer ses soucis, une petite jeune toute souriante, que l'on aperçoit que deux fois, semble incarner ce tournant d'espoir, qui d'ailleurs n'habite pas ce cloaque, véritable lieu de maladie et de corruption. Ce sous-texte social, avec la gestion des rapports conflictuels entre les individus dans l'espace, sera vraiment la marque du cinéaste, plus que les autres aspects du film, davantage inspirés par le cinéma américain.


Je connaissais jusqu'à lors seulement les films de samouraï de Kurosawa, et je découvre ici ce qui constituera la base dramatique de films plus connus tels que Les 7 samouraïs, avec ces personnages mus par une force auto-destructrice qui peut s'affaisser en un instant, et les conditions sociales qui les sous-tendent sans pour autant apporter une justification à leurs actes, car finalement un seul mot "positif" surgit à la surface, déclaré par le médecin qui semble projeter les propres mots du réalisateur : volonté. En conclusion, l'Ange ivre est un film profondément humaniste, d'un réalisme cinglant, et pourtant tout aussi bien onirique (la fameuse mare, métaphore du mal et de la misère humaines, et le rêve, abritant la peur de la mort sociale), dont il faut accepter le statut "naphta" (beaucoup de plans fixes et de dialogues, peu d'action, composition de l'image travaillée - par exemple: les corps penchés ou tordus pour figurer le caractère "ivre" des personnages -) pour en apprécier tout le jus.


Bref, L'ange ivre est le premier film véritablement personnel de Kurosawa portant sur les réalités sociales japonaises de l'après-guerre, malgré des influences américaines encore très présentes. Une excellente entrée en matière pour découvrir ce metteur en scène à ses débuts en tant qu'auteur.

Arnaud_Mercadie
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le 26 avr. 2017

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Dun

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