Ça tangue frère !
Millésimé 1985, "Year Of The Dragon" a été tourné lors de l'année du Buffle. Chacun des signes de l'astrologie se succédant tous les 12 ans, cette année 2013 justement placée sous le Dragon est la...
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le 24 oct. 2013
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Adieu, limousines noires glissant sur l’océan des nuits de Chicago, feutres à bord rabattu, dîneurs en smoking avec œillet à la boutonnière, bagouzes et diamants étincelants à chaque doigt, rafales de mitraillette à chargeur camembert et mains crispées sur la nappe à carreaux de Little Italy, entraînant dans sa chute les spaghettis, le chianti ou le seau à champagne. Autres temps, autres meurtres. Les parrains des années 80 ne sont plus nés en Sicile. Ils viennent de Birmanie, de Hong Kong, de Chine. Ils règnent sur le racket et le trafic de drogue. Le noyau de ce nouvel empire du crime se situe à Chinatown, New York, où les pétards du Nouvel An chinois couvrent les coups de feu qui dévastent brasseries et night-clubs. Au capitaine Stanley White revient la tâche d’éradiquer cette pègre jaune. Travail herculéen, mais pour lequel le superflic se sent d’attaque. There’s a new marshall in town. Avec son arrogance et sa brutalité comme passe-droits, sa gueule tavelée et ses cheveux blonds cendrés, son individualisme vidorien et son côté seul contre tous, il endosse cette stupéfaction nationale : le géant yankee a été défait par les petits hommes des rizières et il aimerait bien savoir pourquoi. Ayant un compte à régler avec l’Orient, il entend nettoyer Big Apple au nom d’une certaine idée de l’Amérique — la sienne. Il veut tout oser, tout entreprendre, crever tous les abcès. Il entame une liaison avec Tracy Tzu, jolie journaliste eurasienne, image de papier glacé qu’il cherche à salir et froisser, icône cathodique dans sa luxueuse penthouse dominant Manhattan et contrastant avec les bas-fonds aquatiques où marinent les cadavres dans des cuves à soja. Il poursuit surtout Joey Tai, jeune affairiste aux dents longues autopromu chef des triades locales, d’une haine inextinguible. Cet affrontement de guerriers porte toute la mystique de Michael Cimino. Jusqu’au duel final sur la voie ferrée, passerelle de la mort où s’abolit la symétrie entre les belligérants. Lorsque l’un tend à l’autre le revolver pour décider de leur sort réciproque, on n’est pas loin de la roulette russe ni du "I love you, Nick" de Voyage au bout de l’Enfer.
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Avec L’Année du Dragon, le réalisateur achève un triptyque monumental consacré à l’Amérique, son peuple, son histoire, ses failles et ses contradictions, dans lequel il soumet ses idéaux et ses mythes à l’épreuve de la complexité du réel. Qu’est-ce que le melting pot ? Une altérité multiple, une identité transcendante, une utopie d’intégration maximale et de fusion unanimiste des communautés. Or, contrairement au pionnier John Ford qui inscrivait toute minorité (les Noirs, les Indiens) dans la totalité fondatrice des États-Unis, Cimino marque moins des différences que des clivages, des heurts de cultures. L’unité de son pays n’est plus qu’un rêve déchu et son territoire un immense champ de fractures, où s’affolent tous les points de repère. White agit comme un miroir grossissant : l’inspecteur en service commandé répétant qu’il est le policier le plus décoré de New York, l’immigré polack face aux Chinois et à leurs coutumes, aux Italiens et à leurs codes, le vétéran revanchard du Vietnam est incapable de tirer les leçons de ce spectre traumatisant. Cloisonner la ville ou instaurer les disparités, c’est s’interdire de penser la tangibilité du mal, c’est feindre de croire que les mondes d’en haut et d’en bas sont étanches, alors que les portes ouvrent sur autant d’avenues tranquilles que d’abîmes grouillants. C’est donc prétendre qu’il y a des lieux irréconciliables et parfaitement distribués quand le désordre est leur soubassement commun. Dès qu’il entre dans une pièce, Stanley l’arpente, en longe les murs, comme s’il souhaitait prendre la mesure de l’obstacle. Loin de se réfugier dans un espace circonscrit, il veut abattre les cloisons, saper les murailles, dévoiler les faux-semblants. Tour à tour enjôleur, didactique, menaçant, sentencieux, séduisant, délirant, cabotin, pompeux ou ironique, son discours lui permet de se défendre contre une réalité qui est devenue sa paranoïa.
Contrairement au Leone d’Il était une fois en Amérique, dont la vision extérieure était celle d’un outsider fasciné réinventant la mémoire d’une nation, Cimino se place sous la corne du monstre. La morale du protagoniste fait écho aux hantises d’un auteur proclamant son authenticité artistique à coups de serpe dans les reins, mais ne pouvant la revendiquer avec héroïsme qu’au travers de manifestations excessives, provocatrices, suicidaires. Rien dans son film n’est bénin ou accessoire. Le récit se fonde sur la représentation des grands rites, scandée par des parades, des obsèques et des cérémonies. Les scènes d’action, conçues avec un sens opératique de l’impact des ombres et des couleurs, dépouillent l’architecture narrative de toute monotonie, en même temps qu’elles en livrent le secret. L’art de la mise en scène consiste ici en un brusque déplacement, créateur de pathétique. Ainsi cette jeune meurtrière, un instant ballotée par les vagues de la circulation et qui vient mourir pitoyablement sur l’asphalte. L’échappée en Thaïlande, traitée oniriquement avec l’ampleur classique du western et les taches sombres du cauchemar, rompt l’unité géographique d’une intrigue où s’organisent parallèlement les conciliabules de la police et les réunions des gangsters, les dialogues du couple marié et ceux de l’aventure adultère. Les échanges entre Stanley et Connie échappent à l’habituel naturalisme amerloque par la vérité des détails (le crucifix dominant le lit des époux, le calendrier à l’effigie de Jean-Paul II). Déroutants, cruels, comme sortis d’un film de Cassavetes, ils constituent de douloureux moments d’intimité avant que la tempête White ne reprenne sa route, condamnée à payer le prix fort de ses fantasmes. Si le registre diverge, ils suivent la même noirceur, la même logique de décomposition transformant tout en champ de bataille : le tissu sociétal, politique, médiatique et familial. Juste une série d’occasions ratées, dénaturées ou inachevées (parler, pleurer, faire l’amour, se séparer).
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Fondamentales dans le cinéma panoramique de Cimino, les notions de composition et de structure se traduisent par un mouvement de boucle qui convertit ses films en de vastes spirales mélancoliques. Son écriture sécrète un type de romanesque qui ne suit aucune pente balisée par l’usage mais s’accommode au contraire volontiers de brisures inédites, d’accidents provisoires, et progresse le plus souvent par variations rythmiques et tonales (sur ce plan, La Porte du Paradis est sans doute son chef-d’œuvre). Ni le fond ni l’agencement formel du long-métrage ne tendent à imposer une quelconque hiérarchie raciale isolant et abaissant l’Autre. La critique a lieu de l’intérieur, selon un fonctionnement panique, en tourniquet, de perspectives contradictoires. La fiction, c’est la friction des points de vue. Chaque groupe ethnique est placé sur un pied d’égalité, avec ce même regard inquiet et désabusé devant une Amérique parcellisée, repliée sur elle-même. Et la mise en scène objective cette marche sur la corde raide, cette perpétuelle course à l’abîme, en une suite haletante de morceaux de bravoure : cache-cache de truands sur fond de processions avec masques, descentes musclées dans les tripots, ateliers clandestins et caves sordides, fusillade frénétique au Shanghai Palace. Elle propose une cosmogonie presque païenne où les enclos respectifs de l’Éden et du Tartare sont remplacés par des eaux primordiales, illimitées, remplies d’énergies variées. Celles de l’aquarium qui emporte avec elles les clients du restaurant, celles usées de la machine à laver que répare Connie, celles de la rivière qui coule sous les ponts où les ennemis se retrouvent, celles de la pluie qui s’abat sur le convoi mortuaire, celles enfin du gouffre où s’ébrouent le Léviathan, la Tarasque, la Gargouille et bien sûr le Dragon. Le Chinatown de Cimino est un dédale opaque de couloirs, de boyaux, d’enclaves et d’espaces sinueux, un monde hermétique, proliférant de luminosités et de matières synthétiques, saturé d’ornements, de décors, d’enseignes et d’inscriptions. Ce néo-expressionnisme urbain, qui hérite du récent Blade Runner en même temps qu’il annonce esthétiquement l’avènement d’un certain cinéma asiatique, reflète l’indifférente complexion du réel à laquelle s’oppose l’obsession de pureté dont le chevalier White, malade d’idéalisme, est le héraut aveuglé et fourvoyé.
Détruire pour reconstruire, agir furieusement pour continuer à exister, marquer les esprits, combattre l’amnésie collective, laisser une trace : telle est la stratégie incendiaire de Stanley, nouvel Achab épris de sa propre vanité. Pas une scène qui ne le montre en mouvement, où qu’il soit, à la poursuite de ses folles chimères. Chapeau mou bosselé, imperméable sombre détonnant avec les costumes blanc crème des business men, élégance surannée : Mickey Rourke compose un inoubliable Bogart moderne. Son mélange inflammable de douceur et de charisme convoque toute une mémoire de la virilité américaine blessée. Archétype du flic incorruptible, il ne cesse de traverser le cadre, de scinder la foule, de fendre les rues. Aussi l’essentiel du film tient-il à l’affirmation d’une exigence personnelle de noblesse. White n’incarne pas la politique de la loi et de l’ordre ; avec clarté et vigueur, il s’attache à la loi contre l’ordre. Sa passion de la légalité l’amène à provoquer délibérément le chaos, quitte à remporter une victoire à la Pyrrhus. Il s’abîme dans une action n’ayant d’autre justification que l’intensité du vouloir qui la conduit. Lorsqu’il propose à Tracy de mettre ses compétences au service de la cause qu’il défend, elle lui oppose avec hauteur l’indépendance de sa profession. L’utilité ne gouverne pas la vérité, pas plus que la justice ne commande l’action : contre tous les pragmatismes, Cimino défend avec une ferveur opiniâtre la loyauté à des principes absolus, aussi indifférents aux moyens qu’aux résultats. Telle une psychanalyse à ciel ouvert, la croisade de Stanley doit lui permettre d’annihiler le dragon — son "ça", en quelque sorte — qui le ronge de l’intérieur. Il s’agit de le déloger de la grotte où il se terre pour l’affronter à visage découvert. Reste à savoir si l’équilibre reconquis se stabilisera sur le long terme. La symphonie de Mahler a beau faire planer un nouvel optimisme sur les derniers plans, on aurait du mal à considérer cet élan de bonheur comme un happy end. L’énergie incroyable que le film dépense à vouloir y croire est celle du désespoir. Ne dit-on pas des dragons qu’ils sont immortels ?
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