Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ? [...]
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ? [...]
- Réversibilité, Les Fleurs du Mal, C. Baudelaire
Quelques vers baudelairiens pour introduire l'oeuvre de Bertrand Bonello, qui synthétisent subtilement l'état des Femmes de L'Apollonide, un bordel de haut-standing de la fin du XIXe siècle.
Ce jardin des Hespérides parisien où l'on se trouve délicatement confiné pose un décor classieux, des filles et des costumes aussi raffinés qu'ils suscitent immédiatement l'ardente appétence de ces Messieurs. Un huis-clos dans une maison close, quoi de plus idéal pour nous enivrer de parfums, d'effluves et de fantasmes deux heures durant ?
L'atmosphère, baignée aux airs d'opium et de champagne, s'adonne à une lasciveté et un érotisme, utiles à l'exhibition de la condition humaine de chacune des prostituées. L'une d'elles, secrètement habitée par l'espoir d'une demande en mariage, fait le rêve de pleurer la semence de son partenaire, tel un fantasme qui la sortirait de sa situation. Elle se fait finalement tailladée la bouche, et les larmes se changent en sourire cicatriciel qui la réduit en automate de ses émotions et désirs. Ce châtiment s'inscrit comme la genèse de la déchéance de ces femmes, qui fanent les unes après les autres telles une Fleur qui s'étiole, en perdant son premier pétale - image observée ensuite lors d'une scène métaphorique. Sur l'esthétisme, Bonello semble quasi-irréprochable, certaines scènes frôlant le cadre d'un tableau de Nymphes enchanteresses.
Lent et envoûtant, L'Apollonide, souvenirs de la maison close fait exister, parfois de façon relativement poussive, une galerie de personnalités meurtries. Certaines scènes paraissent quelque peu malhabiles, notamment celle de l’auscultation du médecin. Les dialogues déçoivent par rapport à la qualité visuelle et manquent clairement de caractère, voire peut être de lyrisme estampillé XIXe siècle justement. Certaines actrices n'arrivent pas à se mettre à la hauteur de leur rôle, ou bien leur personnage mêle des excès de naïvetés et de niaiseries.
Pris dans sa globalité, L'Apollonide raconte la désagrégation du monde des maisons de plaisirs, sans être empreint de jugement moral ni de nostalgie. Au rythme des visites des aristocrates, la splendeur côtoie l'horreur, et les désirs de liberté des filles révèlent finalement leurs versants cauchemardesques. Le verre a en effet remplacé le cristal : le crépuscule des courtisanes tiédit l'illusion d'un idéal, où les cicatrices monstrueuses se transforment en sourires. Ces femmes échappent à tout ce faste, auquel se substitue une précarité plus contemporaine, où subsiste néanmoins d'éternelles aspirations, à commencer par une certaine quête de Dignité.