Regarder l'Arche russe c'est se rendre compte à chaque seconde de tout le génie de Sokourov à sceller une parcelle de temps.
Celle d'une histoire qui constitue l'identité de la Russie. L'Arche russe c'est avoir ce privilège d'observer la grâce engendrée par la minutie ambitieuse du cinéaste, évidement par minutie j'entends son plan-séquence.
Mais pas n'importe lequel, il s'agit d'un unique plan-séquence.
Ce parti pris de mise en scène installe dès lors un problème d'une haute importance. Si par le passé je fus émerveillé par les performances techniques, aujourd'hui je n'y vois souvent qu'un cache misère, un bâchage de la médiocrité. Souvent l'épate technique injustifié me procure un sentiment inverse, en témoigne ma perplexité puis ma dépréciation à long-terme de 1917 qui basait sa mise en scène uniquement sur ça, pire encore, il installait une contradiction interne. À savoir le fait de rendre un faux hommage à un événement historique pour lequel nous devrions avoir un respect quasi obséquieux. Les amerloques ne connaissant ni l'un, ni l'autre, ils ne peuvent aboutir qu'à des objets de divertissement abêtissant, donnant une vision erronée de l'histoire et capitalisant sur la mort de millions d'individus.
La question qu'on doit donc se poser, c'est est-ce que cet unique plan-séquence est une finalité de l'œuvre ? Si non, alors quel est son objectif ? Et ne desservirait-il pas cet objectif ?
Dans la mesure où le propos ambiant est le temps, le plan-séquence me parait d'être un parfait procédé de mise en scène. Ici il est question de capturer le temps, celui parcourant toute l'époque tsariste. A priori c'est ce qu'on pourrait croire avant de comprendre qu'il s'agit d'un entremêlement du passé et du présent, créant ainsi un univers baroque, mais dont le temps prend toute son ampleur.
Evidemment ce plan-séquence n'est pas une finalité, d'autres éléments viennent s'accrocher au noyau. L'objectif est de rendre hommage à l'histoire russe, à son art tout en amorçant des questions importantes. Il s'agit donc d'une démarche honnête, louable et pas réductrice. Le plan-séquence est donc un moyen plutôt qu'une finalité. Néanmoins mon avis est un peu plus nuancé, car je trouve malheureusement que cet unique plan a inexorablement ses limites, ses perméabilités. Disons qu'à plusieurs instants je sentais une fausseté, quelque chose d'innaturel vis-à-vis du cinéma. Très certainement le numérique a dû alimenter cette vision, mais que faire sans ? Le coût aurait été exorbitant sinon. Rajouter à cela l'interaction entre le réalisateur et le français qui n'arrivent pas à rentrer en symbiose (encore une fois la haute ambition technique vient à souiller les bases mêmes de l'art caractérisées ici par l'impossibilité d'une communication tangible), néanmoins, puisque ce voyage temporel est brumeux, les interactions sont à l'image de cette brume, et en ce sens c'est plutôt justifié. Il y a aussi des moments de cabotinage pas bien utiles à la diégèse qui font un peu tâche, ils sont assez déplorables quand on voit la virtuosité du final.
Fort heureusement qu'on ne voit pas que ce plan séquence, Sokourov se sert par moments des focales qui amorceraient presque le syndrome de Stendhal. D'ailleurs, tous ces tableaux, statues font l'objet de questionnements cruciales vis-à-vis de l'identité de la Russie. Elle est tiraillée entre deux mondes celui de l'Europe et le côté asiatique.
Naturellement il y a d'autres petites subtilités notables, mais j'aimerais surtout évoquer deux choses qui m'ont stupéfait.
La première c'est l'introduction et plus particulièrement la succession de la voix off suivi du tout premier plan. C'est très rare qu'au cinéma un sentiment, un plan me soit marqué au fer rouge. Mais le contraste émis marque instantanément le spectateur. Le côté posé et mélancolique de la voix off sous un fond noir puis rupture avec une action frénétique où une femme se fait porter par un homme ne peut nous laisser indifférent. Et pour cause, le but ici est de montrer la jovialité des personnes aristocrates russes et par le biais d'un point de vue subjectif et d'un prisme mélancolique causé par la confusion temporelle, on s'imprègne drastiquement les émotions de chaque événement.
Mais cette jovialité atteint son paroxysme durant le bal de fin ...
Majestueux, somptueux, splendide, l'implantation d'un homme contemporain au sein de ce bal, Sokourov lui-même, crée un parallèle ingénieux avec le spectateur. Grâce à cet aspect subjectif, on est mieux immergés dans ce bal, permettant par la même occasion d'évincer la barrière historique. Il n'y a plus d'opposition. La modernité russe valse avec l'aristocratie russe.
En dépit des malheurs, de l'histoire et de la complexité socio-politique, on finit par accepter la progression continue du temps, accepter ses bienfaits et ses méfaits.
On se laisse entrainer par cette foule comme on se laisse entrainer par les douces méandres d'une Volga brouillardeuse ...