Il est des chefs-d’œuvre qui naissent par hasard : un réalisateur trouve la parfaite adéquation entre son expression cinématographique et son monde intérieur, ce qui donne soudain à son propos une ampleur imprévue. Tel n’est pas le cas de L’Aurore. Premier film réalisé par F.W. Murnau aux États-Unis, dans des conditions idéales de budget et de liberté, il fut salué dès sa sortie comme l’apogée artistique et pour ainsi dire le chant du cygne de l’art muet. Son expressionnisme tempéré, qui pousse très loin l’hybridation des formes et des thèmes allemands et américains, sera soigneusement étudié et imité par des générations de réalisateurs. D’emblée le film vise à l’universel, comme le souligne le carton introductif qui en donne les grandes articulations signifiantes. Les dramatis personae n’ont pas de nom et se présentent comme des archétypes, de toutes les époques et sous toutes les latitudes. Le temps est réduit à la succession des moments de la journée. Les lieux demeurent imprécis : la ville, la campagne, et entre les deux, le no man’s land lacustre. Le registre convoqué n’est ni gai ni triste, ni franche comédie ni vrai drame. Le passage de Murnau de l’Allemagne à l’Amérique, champ d’un cinéma réputé éloigné de toute tentation métaphysique, exacerbe en fait la tendance du cinéaste à l’épure et à un certain fondamentalisme. La psychologie disparaît au profit de valeurs purement cinématographiques : l’espace ouvert ou fermé, le jour et la nuit, la lumière et l’obscurité. Pour autant, ces éléments dépassent leur caractère exclusivement symbolique pour s’inscrire dans un cadre matériel et familier. Le refus d’un réalisme esthétique se conjugue comme jamais avec le réalisme ontologique du cinématographe.


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Pour une action censée se dérouler en continuité durant environ trente-cinq heures, le jeu du temps constitue une scansion dramatique de premier plan. Murnau ne marque pas les moments transitoires d’aube et de crépuscule pour que l'encadrement ("le soleil se lève et se couche") garde toute sa force de contraste. La systématisation la plus marquée, du point de vue de la distribution spatiale, est modelée, comme la segmentation temporelle, sur l'opposition des rivales. Chez la femme citadine, on reconnaît d'entrée la vamp. Elle porte des dessous noirs et fume la cigarette, ces marques de vilenie qui datent d'avant la guerre. Son allure la peint toute entière : sa démarche, son trajet nocturne d'espionne dans le village, sa danse orgiaque et frénétique, les traces de chasseresse laissées par ses talons hauts dans la boue des marécages, sa posture d'oiseau de proie et de malheur quand elle guette le dénouement. Son corps se résume à sa fonction démoniaque : posséder. Mais pourquoi veut-elle mener sa victime à la ville, alors qu'elle le ferre si bien à la campagne ? Certes, l’éclat sombre qu'elle oppose à la lumière, l’ondulation et la noirceur qu’elle diffuse dans l'encombrement des premiers plans, sous forme de silhouettes, d'ameublement ou de végétation, la définissent comme une cristallisation des ténèbres. Pourtant elle intrigue, et on peut se demander quelle passion l'habite. Il lui manque l'incertitude, l'aveu informulé, l'humeur fuyante de la mauvaise foi.


Le jeu de l'épouse blonde et douce, incarnée par la merveilleuse Janet Gaynor, se moire au contraire de nuances délicates. Elle pleure et sourit simultanément à son enfant : cette rencontre du chagrin et d'une joie timide dénote l'attendrissement, emploi rituel de l’actrice. Marque très signifiante d'humanité, la tendresse se révèle dans la sensibilité des réactions et dans l'ampleur des changements de rythme gestuel. L’épouse est désignée comme la "fille du jour" par le plan où, dans la cour ensoleillée, elle jette du grain aux poussins tandis que son mari l'observe depuis l'intérieur, à travers le cadre de la porte. D'un mouvement ralenti, elle pose la soupière sur la table parce que son homme la délaisse. Quand il s'aveugle, les bras croisés devant les yeux, sa réponse est subtile et évasive : elle enfouit son visage dans ses paumes, ne voulant ni l'accuser du regard, ni rien laisser paraître. Il y a sans doute du pardon dans ce retrait, et à coup sûr de la réflexion. L’épouse est l'éveillée face à deux somnambules. Elle s'apparente ainsi aux personnages secondaires de la ville : coiffeur, gandin, photographe, cuisinier soûl, gens aux mimiques variées et aux expressions vives. Mais elle a plus de grâce indistincte et de gravité que chacun d’entre eux. Lorsqu’elle se retrouve seule sur l’esquif, elle est prise d’une attente indéfinie, et son espoir se nuance de perplexité rêveuse : elle semble envisager l'avenir sans certitude nette. En isolant l'héroïne, cette hiérarchie souligne ce que beaucoup de critiques considèrent (sans le dire) comme un défaut : le plaidoyer pour la fidélité conjugale. Certains commentaires, à la sortie du film, formulèrent des réactions irritées, reprochant la disproportion entre sa richesse formelle et la platitude de sa philosophie. Or, séparer le style du contenu ou la mise en scène du scénario est un exercice infaisable, surtout chez Murnau.


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Planchers en pente (qui permettent de splendides effets de profondeur de champ), brume de studio, lune de carton, village sorti tout droit d'un film expressionniste... Le cinéaste, dégagé de toute préoccupation réaliste, utilise un nombre restreint de lieux, aisément repérables, qui sont la figuration des relations interpersonnelles qui se nouent et se dénouent. Le film raconte, au regard de sa topographie imaginaire, l'histoire de deux déplacements. Le premier est celui de la vamp vers la campagne où elle s'implante scandaleusement ("Les semaines ont passé, elle est toujours là") et où elle reste un corps étranger. Le second s'effectue vers la ville où des indices divers rediront au couple sa différence. Deux surimpressions, en rupture avec leur lieu d'apparition, se mettent ainsi en miroir pour confirmer les attributions respectives des lieux : le mirage de la ville qui apparaît derrière la vamp lorsqu'elle tente de persuader l'homme de la suivre et la vision d'un bonheur agreste que s'imagine le couple au sortir de la messe de mariage. C’est dans la ruche bourdonnante de la cité que les deux héros vont se réconcilier, par le truchement d’une reconquête qui se terminera au sein d’une église, comme s’ils s’épousaient à nouveau, vierges de tout. Une série d’exhibitions sollicite leur relation, la galvanise et la transforme : l’alliance d’un autre couple où l'on voit ensemble la fascination hagarde de l'homme et l'émotion nuancée de la femme, les photos, le salon de coiffure, les danseurs du luna-park où ils entrent comme au cinéma… Ce segment rayonne d’une sensuelle joie de vivre. Qu’un cochonnet échappé d’une baraque foraine débarque dans une salle de bal et toutes les jambes gainées de soie brillante des dames assises se soulèvent avec le bel ensemble cadencé des girls à la parade. S’esquisse ainsi une comédie de remariage, si ce n'est que les changements y sont réclamés du mari. Le rapprochement et la métamorphose reposent sur les initiatives de l'épouse : sa fuite puis ses envies. Si le petit goret se libère, sa couleur noire le voue aux dieux infernaux : la tradition l'unit à Déméter et Perséphone, rustiques déesses de la fécondité. Paradoxalement, la section urbaine du récit, résolument guillerette, s’apparente à une descente aux enfers. On reconnaît Cerbère et le Styx : le tramway figure-t-il la barque de Charon, les autos les ombres tourmentées ?


Cependant L'Aurore ne donne jamais le sentiment de la vacuité ni de l'ésotérisme. Tout y est limpide mais inattendu, et il faut vraiment être obnubilé par une pose immoraliste pour ne pas voir les incongruités qui le parcourent : l'homme manque d’étrangler sa maîtresse, un chien rejoint la barque, le trajet vers la mégalopole s'écourte par miracle, le photographe trouve son moulage affublé d'une tête ridicule, le naufrage engloutit l'épouse, et enfin celle-ci émerge de l'onde. L'argument a beau être facilement résumable, la fantaisie des épisodes vient sans cesse contrarier sa simplicité. Murnau multiplie les déviations inopinées, il efface vernis et à-plats pour saisir les palpitations de l’instant, il fait siennes les figures du détour et du surgissement : la ville jaillit des profondeurs du lac, la forêt d’un carrefour saturé… La cité corruptrice réunit les époux, renversant en cela le poncif et les prévisions. La vamp, premier moteur de l'action, finit spectatrice avant de quitter les lieux. L'épouse a pris sa place : c'est par elle que l'homme se laisse entraîner au cœur de l’agitation urbaine. Autant de perspectives encombrées de hasards, autant de rimes et de répétitions faussées qui déjouent continuellement l’anticipation. Entre la ville et la campagne, on emprunte trains et paquebot ; en sens inverse la barque et le tramway suffisent. À l'exact emboîtage qui accoste le bateau des estivants au port répond la dérive de l'épouse sur les eaux. Au chien en fuite, le goret en goguette. Au boogie-woogie du marais, le rigaudon au dancing. À la vision de la ville à la campagne, l'illusion de la campagne en ville. Toutes ces substitutions tissent un système de correspondances qui éperonne l’imagination et désamorce le moindre schématisme.


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L’œuvre met ainsi en place, avec un ordre déterminé, une série d'éléments qu'un deuxième mouvement a pour fonction de répéter et de varier à contre-courant, dans un jeu structural de symétrie. Idéologiquement, ce redoublement désigne le recommencement de l'amour, et les paroles du prêtre dans l'église où les époux sont entrés formulent de façon condensée les présupposés éthiques de l’auteur. Selon une telle grille interprétative, l'orage ne serait rien d'autre, symboliquement, que le châtiment du ciel pour l'oubli de sa loi. La psychanalyse en apporterait cependant un autre éclairage, à chercher moins du côté de la compulsion que de celui des processus de dénégation. Ce qui se rejoue ne se répète jamais de façon identique, comme si chaque détail du retour avait pour fonction d'effacer un détail de l'aller, comme s'il s'agissait pour l'homme de raturer les manifestations de son désir initial. Ainsi c'est la tempête, et non lui-même, qui devient responsable de la noyade ; c'est au sauvetage de son épouse que les roseaux doivent servir et non au sien ; c’est encore la vamp qu'il veut tuer et non sa femme. Avec l'élimination de la fauteuse de troubles, le second volet du film se replie complètement sur le premier, et l'intolérable blessure ouverte par l'insertion de l'autre se cicatrise. Le soleil, sur lequel se dessine le mot "Fin", donne à imaginer euphoriquement la renaissance de l'harmonie, le temps retrouvé du bonheur. À imaginer et non à voir, car si la situation se retrouve in statu quo ante, Murnau ne montre jamais, à l'exception du flash-back descriptif, la vie quotidienne du couple. Les gens heureux n'ont-ils pas d'histoire ? L'équilibre ne prend-il de l'intérêt que sous la menace du déséquilibre ? Aller-retour, palimpseste étrange où deux écritures se rendraient réciproquement illisibles pour tenter de reconquérir une blancheur initiale... Au fond, L’Aurore ne renvoie à rien d'autre qu'à son éblouissant parcours formel : valeur des tons, beauté des cadrages, jeu des lumières et reflets, superpositions et brillances, enfouissements et hallucinations.


Ainsi, Murnau use de l'allusion afin d’exhausser le réel sans le contraindre. Le trajet sinueux qui mène l'homme au rendez-vous sous la lune ouvre un espace d'égarement, marque une entrée dans l'irréel que souligne un travelling fantasque et onirique. La caméra le suit dans les hautes herbes, se faufile sous les branches, le reprend de face et finit par le perdre, s’arrêtant sur la silhouette de la femme qui l’attend : prodigieux mouvement où l’on ressent littéralement les méandres de l’itinéraire. Après la tempête, la lune s’est cachée, le vent fait balancer le fanal, obscurité et lumière se heurtent sur le lac nocturne ; les barques se croisent à la recherche de la noyée. Partout leurs lanternes jettent des stries lumineuses sur les eaux noires. Soudain ces flots de velours deviennent gris, les valeurs se transforment, voici les tons dégradés de l’eau limoneuse à la lueur d’un flambeau. Quelques joncs flottent comme des os blancs, à demi-coulés, puis passe un fagot dont la corde se desserre pour faire comprendre que tout espoir de sauvetage semble perdu. Et pourtant… Afin de trouver sa vérité, le couple doit traverser un monde neuf. L'épouse convertit son mari aux jeux du plaisir, l'humanise, mais il faut qu'elle disparaisse pour revoir les premiers feux de l'aurore, il faut qu'il la croie perdue et qu'elle flotte entre vie et trépas, telle Ophélie ou Orphée se découvrant mortels. Ces images transforment en compassion l’entreprise de meurtre qu'illustrait un refrain visuel, nouveau désir qui cause le salut de l'épouse. Et l'annonce de ce salut sauve à son tour la maîtresse. Consentement au spectacle, mise en parabole du quotidien, rencontres du rêve et de la réalité sont autant de thèmes nourrissant le film, qui se compose de comique et de funèbre, de fureur et de frayeur, de détresse et d’ivresse, d'idylle citadine et de traversée infernale, d'escapade rédemptrice et d’errance envoûtée. La fluidité des parcours qui le traversent, l’étonnement des sensations qu’ils suscitent sont d’une chair impérissable. Atteignant au sublime par l'alchimie miraculeuse de tous les éléments cinématographiques, magnifiant l’intensité des climats lumineux, l’harmonie des plans, l’extraordinaire invention lyrique des mouvements d’appareil, Murnau raconte la plus pure et poignante des histoires. Un homme et une femme s’aiment, se perdent et se retrouvent au point du jour : à cet instant, l’émotion nous saisit avec la force de leur étreinte. Le film mérite alors pleinement son sous-titre : "un chant de deux humains". Conte immémorial renvoyant à des dimensions absolues (le temps, l’espace, le couple, la passion), il parcourt tout l’arc des sentiments et les inscrit dans un contexte cosmique. L’Aurore est un poème symphonique qui pourrait s’appeler L’Amour.


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Thaddeus

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