Comme ils sont rares, les films de fort enjeu philosophique, faisant, avec une légèreté qui semble rester entre comédie et romance, l'éloge d'un personnage asocial (mais non égoïste, suivez mon regard, la critique de Into the wild va venir un jour), au parcours radical assumé, porté par sa volonté ainsi qu'une forme de poésie intérieure, dirions nous en occident, ou une façon de respirer, échanger avec l'extérieur, pourrait-on dire aussi.
Josephine Leslie, écrivaine Irlandaise, avait imposé en 1945 un roman, le signant R.A. Dick, pseudo formé d'une part des initiales de son père Robert Abercromby, capitaine de marine, et d'autre part de l'allusion très limpide au besoin de changer de genre afin de faire éditer ou prendre son livre au sérieux. C'est en partie ces préoccupations d'affirmation féminine derrière le masque et la fiction, que l'on retrouve dans le fameux roman, et cette "aventure" dans laquelle il y a... un livre qui s'écrit ! Le film est ainsi doucement mais nettement féministe, par l'apologie du choix original et de l'émancipation d'une jeune veuve, face aux convenances ridicules de l'Angleterre de 1900.
Philip Dunne, scénariste qui vient d'avoir un des 5 oscars de Qu'elle était verte, ma vallée, adapte le livre en scénario. Joseph Manckievicz, scénariste depuis les années 30, puis producteur, n'était passé à la réalisation qu'en 1947, mettant déjà Gene Tierney en vedette dans Dragonwyck, décrivant un moment très original et méconnu de l'histoire des états unis. The ghost and Mrs Muir va être son quatrième film.
Avant tout, c'est la musique de Bernard Hermann, qui s'impose très fort dés le générique. Oh, le mineur 9 et Gene Tierney ! En composant, Hermann se rendait-il compte de ce point commun avec Laura ? Quand on connaît la musique, l'accord de mineur avec harmonique de neuvième (à la mélodie, ou dans l'accord) si émouvant et si audible dans la partition de Hermann, dès le début du film, est une très bonne idée pour illustrer, par un motif abstrait mais sensible, la beauté de Gene Tierney, ou dialoguer avec elle. Je crois que le dialogue avec cette harmonie riche, avait débuté dans Sundown de Hathaway et je tenterai de recenser où il continuera... The ghost and Mrs Muir est d'ailleurs comme Laura un film «à tableau», pourquoi il y en a-t-il tant dans le Hollywood des années 40?
Mais revenons à ce début : après ce générique, nous assistons, dans un Londres 1900, à la force de caractère, la volonté simple et inébranlable de Lucy, jeune et belle veuve décidée à quitter une famille qui de toute façon n'est plus la sienne, et ceci malgré le poids des convenances. En réaction à cette décision, nous voyons aussi les sourires de sa petite fille (Anna, Nathalie Wood déjà à son 6ème film!) et Martha la bonne toute aussi sympathique et douce. Peu à peu, nous allons vivre avec Lucy les implications de sa décision si forte, et les moyens qu'elle se donne pour la tenir, malgré une possible solitude. Elle désire avoir sa propre vie, en fuyant avant tout une société où tomber amoureux et même avoir une fille, se fait sans volonté réelle, «comme ça».
S'affirme le choix, si Britannique, de se confronter à la mer, symbolisant peut-être ici la liberté et l'éternité. Il y a ensuite la rencontre avec une maison... et son surprenant occupant, qui, loin d'entraver Lucy dans sa décision, va en réalité l'aider à s'y tenir. Du reste de ce film, je ne dirai plus rien, à part que l'image y est magnifique, Charles Lang sera nominé aux oscars pour la photographie. Un abonnement pour Gene Tierney, ou un faux hasard : Laura, Leave her to heaven... qui la photographie va souvent vers l'oscar.
On peut bien sûr voir ce film comme une grande histoire d'amour, aussi belle et idéale que platonique. Mais dans ce mot, platonique, il y a bien cette référence à Platon, et donc cette idée... du monde des idées ! Des idées en tant que choses réelles. Ma lecture est donc aujourd'hui celle de l'hypothèse que j'ouvrais souvent en second devant ce film, une hypothèse rationnelle, mais qui est tout aussi radicale et romantique: cette femme a tout inventé, par sa folie douce, et se devait de personnifier le regard de discipline et de foi qu'elle voulait entretenir, par auto hypnose. Etre l'invitée, puis l'obligée, et enfin dans l'obligation de se trouver, «trouver seule», comme on se retrouve. Elle n'a pas inventé sa maison, mais bien le capitaine, comme elle invente le livre, et son monde intérieur avait dans sa vie une place non seulement importante, mais puissante, ce monde de poésie était infini car sans concession, enfin il a pu même aller combattre la mort en la contenant ! C'est d'ailleurs ce qu'affirme le fantôme lors de deux moments très importants : vous avez rêvé, c'est bien vous qui avez écrit ce livre.
C'est la plus positive histoire de fou que je connaisse, et c'est moins crétin que la plupart des histoires réalistes. Comme dans Singing in the rain qui est le premier film que j'ai chroniqué sur SC, il y a affirmation du personnage principal par le recours à la fiction, donc loin de quelconques «quêtes identitaires». Très féminine, elle s'invente pourtant, en ce Captain Gregg, un substitut phallique très... présent et envahissant ! Je ne connais que deux autres comédiennes qui auraient pu jouer ce jusqu'au boutisme un peu extatique : Jennifer Jones, et Audrey Hepburn. Seule Gene Tierney pouvait le faire avec cette force, cette classe têtue et douce, ce charisme... depuis Laura pour nous c'est elle l'apparition !
N'oublions pas que ce livre a été écrit pendant la seconde guerre mondiale, et a eu un succès (ciblé ? il faudrait se renseigner sur les possibles calculs commerciaux des éditeurs de Josephine Leslie) auprès d'un public de femmes esseulées : un peu comme dans "Laura", autre livre écrit par une femme, on parle de mort mais la guerre est le grand absent du récit. Lucy Muir décide, en allant vers la solitude, de quitter la société masculine. Même l'homme "déjà mort", celui pour lequel on n'aurait plus à s'inquiéter, ne revient pas. Enfin le pense-t-elle.
Pour terminer, une toute dernière hypothèse : le titre Français, avec ce mot «aventure», place Lucy Muir au centre du film, c'est bien ce que nous voyons, mais... et le titre Anglais ? Et si c'était le fantôme, ou le Captain Gregg en train de mourir, qui avait projeté, rêvé la venue de ces trois femmes dont la belle Lucy ?