Mon premier film d'Antonioni est donc L'Avventura. Je n'ai eu d'échos ni à propos de ce réalisateur ni à propos de ce film, je l'ai alors découvert dans tout l'innocence de mes yeux, et le cinéma italien m'a là encore encore offert un grand moment.
C'est dans Allemagne année zéro de Rosselini que j'ai le plus intensément ressenti cette errance du héros dans le cinéma moderne. A partir de ce film il y a eu une sorte de maladie très contagieuse et qui semble avoir atteint bon nombre de cinéastes italiens : la misère de l'Homme. Il a fallut les ruines et la pauvreté chez Rosselini et Scola (Affreux sales et méchants), puis la frivolité, le luxe et la luxure chez Fellini (La Dolce vita) jusqu'à L'Avventura où le creux de l'humain s'est dessiné le plus longuement, ourlé d'angoisse, de perte, et même de néant. Alors la disparition d'un personnage au début du film aura produit la chute des autres protagonistes, dont la vie se déroulera véritablement sans musique (celle-ci d'ailleurs assez exclue du film), les sourires seront nerveux, les rires distants, l'amour violent mais toujours là qui traîne une balance, une hésitation. Où la disparition se perd dans les décombres de cette narration pâle, molle (à garder seulement de ces adjectifs l'aspect premier, et non l'accent péjoratif), l'enquête s'efface elle aussi, le manque n'est pas là en tant que souffrance, mais ne se dit que pour son vide, que pour son absence. Et la psychologie des personnages sans cesse tangue, erre, se perd en elle-même, les mots dits des amants ne sont plus que des coques creuses, l'écho des cloches, la résonance des voix dans les maisons vides, les "je t'aime", tout contient cette fêlure du néant, de la vanité. Je voudrais parler d'une "nature morte de l'Homme". C'est ce qui véritablement se meut dans les corps, le vide, rien d'autre.
Formellement ce film est un chef-d'oeuvre, on ne peut le qualifier autrement. Souvent le cadre contient deux personnages, et il y a cette composition fondée sur deux plans en un seul, un personnage au premier, l'autre loin derrière, de même pour la constitution de certains environnements. Les personnages lorsqu'ils sont proches ne se regardent que rarement, il y a toujours cette volonté de tourner le dos à ce qui est près, à ce qui est humain, ainsi se rompent les liens, ainsi se forme la distance entre les hommes, cette solitude qui caractérise communément chaque personnage. Antonioni sait filmer la peau des femmes, la peau sur leurs joues, autour de leurs yeux sous ce noir qui les fardent, la peau sur la main qui se plisse et la lente mouvance des doigts, puis ce plan où Anna s'habille en roulant ses bras, et tout son dos se courbe comme une vague, ses omoplates se déforment, saillent gracieusement. Puis ces peaux se mêlent, deviennent des étreintes, des baisers, rien n'échappe à l'oeil d'Antonioni. La solitude certes, la distance infinie qui sépare chaque être des autres et de lui-même à la fois, mais tout de même cette caresse de la caméra, ce charnel des corps, cette insistance de la larme (la dernière scène), la composition en miroirs, les lumières, les ombres ("tu dis que tu veux enlacer mon ombre sur les murs"), tout perle d'une sensualité évidemment érotique.
L'Avventura se construit sur ce paradoxe de l'isolement de l'Homme et de sa sensualité, puis il y a ce creux, ce cerne de la narration, tout se construit dans l'errance, l'histoire n'évolue que dans la fatigue des visages, le manque de volonté, l'amour par dépit. Tout ceci donne lieu à 2h20 de film, et je lui trouve quelques longueurs tout de même, trop de délassement parfois, non tant dans les premiers instants entre les rochers et contre l'écume des îles où la lenteur se justifie par l'errance, que dans cette oscillation du couple entre les villas et les hôtels, où la beauté contemplative se perd un peu dans une narration qui fait les cent pas. Il n'en demeure pas moins que ce film est un chef-d'oeuvre de modernisme, que certains plans tiennent du sublime, et que sa marque en moi ne s'effacera pas.