Le regard embué par l'émotion, la bouche entrouverte, les frissons qui secouent l'échine sur les dernières notes de la superbe partition de Maurice Jarre (Oui oui le père de...), le rideau se baisse sur une lumière bienfaisante.
L'adolescent de 16 ans que j'étais essaie de se remettre de ses émotions en ayant découvert pour la première fois cette perle injustement méconnue du cinéma fantastique hors du cercle d'initiés.

Comme beaucoup de découvertes incongrues à l'époque, tout commença dans le petit vidéo-club du coin. Une VHS arborant le visage de Tim Robbins revisité par un adepte de Francis Bacon, un pitch séduisant et un titre biblique jurant avec son visuel. Il ne m'en fallut pas plus pour me convaincre de l'embarquer manu militari et, une fois arrivé à la maison, de l'insérer dans le lecteur VCR sans perdre une minute.

Ce sera un de mes plus gros choc cinématographique, le mètre-étalon qui forgera tout mon parcours artistique par la suite et dont la force évocatrice des images continuent encore de me hanter aujourd'hui.

L'Echelle de Jacob est un miracle. Tout d'abord pour Adrian Lyne, réalisateur plutôt moyen, qui signe dans un élan de fulgurance irrationnelle un monument du septième art. Puis Carolco, la boîte mythique de Andrew Vajna et Mario Kassar qui met les petits plats dans les grands, ne lésinant pas sur un budget confortable pour ce type de production.
Tout ce beau monde va créer le genre de miracle rarissime que seul Hollywood est capable de nous offrir. Tout sera mis en œuvre pour imprimer sur la pellicule une vision dantesque d'un vétéran du Vietnam aux portes de la folie.

Pour la petite histoire, il faut savoir que le script de l'Echelle de Jacob a circulé pendant de nombreuses années de mains en mains sans trouver preneur.
Considéré comme ces fameux scripts à la réputation élogieuse mais inadaptables pour le grand écran, c'était sans compter sur la témérité de notre réalisateur mainstream (Flashdance ou neuf semaines et demie, c'est lui!) qui prend le projet à bras le corps pour réaliser l'un des parangon du cinéma fantastique contemporain.

Jacob Singer souffre.

Il n'est plus qu'une ombre perdue dans la jungle de béton new yorkaise depuis qu'il s'est égaré dans l'enfer vert du Vietnam.
Il tente de recoller les morceaux, de tirer un trait d'union entre sa vie d'avant et celle d'aujourd'hui, pleine de regret et d'amertume.
Avant de porter les couleurs de son pays, Jacob Singer était un brillant instituteur entouré par une femme aimante et de leurs trois enfants.
A présent séparé, il mène une vie morne dans un petit appartement situé dans les quartiers pauvres de la ville auprès de Jezabel, une jeune femme qui cherchera à l'éloigner des souvenirs de cette ancienne vie.
Jacob est nu face à lui-même et il ne reste plus que de vieilles photographies d'une période d'insouciance. Des images à jamais figées dans le temps, dépouilles douloureuses d'une époque révolue. Jezabel tentera par tous les moyens de lui faire oublier son passé, se montrant parfois aguicheuse en dévoilant ses atours féminins, ou à l'aide de remarques sournoises, cherchant à démystifier son ex-femme et son ancienne vie.
Mais Jacob s'accroche comme il peut, se débattant comme un enfant désemparé dans une étendue d'eau glacée qui peut l'engloutir à tout instant.
Dans les veines de béton de la grande pomme, notre héros sera peu à peu assailli par des êtres inquiétants aux visages protéiformes, l'amenant souvent à confondre fantasmes et réalité.
Serait-il en train de devenir fou? Les séquelles de la guerre du Vietnam lui auraient-elles altérées à ce point la raison?
C'est ce que Jacob va tenter de découvrir en s'enfonçant de plus en plus vers une conclusion inéluctable...

C'est un voyage intense et éprouvant que nous propose Adrian Lyne, un voyage de non-retour vécu à la première personne tout du long. Car quoiqu'il arrive, nous ne décollerons jamais des semelles de Jacob et découvrirons les différents événements en même temps que lui.
Une approche pertinente puisque c'est une histoire qui se passe au cœur de l'épicentre des tourments du héros: ses traumatismes, ses joies passées, ses doutes, ses peurs.
Nous serons comme lui, brinquebalés dans un monde familier qui nous échappe de plus en plus, à chercher des réponses aux différents événements qui se manifesteront tout le long du film.

Formellement, la tessiture picturale se fait étouffante, notamment grâce à une épaisseur atmosphérique omniprésente et une photographie sale, teintée par la lumière pisseuse des néons. Ce climat sordide nous rappelle constamment la vétusté urbaine écrasante dans laquelle évolue Jacob Singer.
Par quelques rares moments, il nous sera permis de respirer dans les bras de Louis (David Aiello, magnétique!) le chiropraticien de Jacob, figure rassurante et paternaliste qui fait preuve de bienveillance envers Jacob. La photographie s'adaptera en conséquence avec une luminosité douce et chaleureuse.
Nous accueillerons donc avec soulagement ces quelques moments de douceur dans ce monde de brutes, où notre vétéran du Vietnam va chercher un peu de sérénité face à ses tourments.

Le Vietnam parlons-en: les rares apparitions ponctuelles dans l'enfer vert sont d'une violence froide et cruelle, nous permettant de faire un parallèle fort avec les traumatismes du héros. Elles peuvent d'ailleurs arborer le label "Oliver Stone" sans rougir, tutoyant parfois la force graphique d'un Platoon.

Mais il n'est pas question que de guerre et de fantastique dans ce film: l'amour, le sexe et la mort y ont une place prépondérante, même si ces thèmes sont moins mis en exergue.

Au-delà des mots, au-delà du raffinement de la mise en scène (le script d'origine promettait un style plus "tape-à-l'œil") il faut saluer l'extraordinaire prestation de Tim Robbins, incarnant du haut de ses 1m 94 un géant aux pieds d'argile.
Il fait preuve d'un talent hors du commun où il passe avec une aisance déconcertante du rire aux larmes, de la force à la fragilité, de la crainte à la détermination.
Il sculpte ainsi un Jacob Singer dans ses moindres aspérités, créant un portrait aux proportions crédibles, sans une once de maniérisme. Un vrai cas d'école pour tout comédien en herbe qui se respecte.
Que ce soit dans un regard au porte de l'enfance ou celui d'un homme face à son destin, Jacob Singer va nous faire vivre une expérience au-delà des mots et de la raison.

L'Echelle de Jacob est un film qui parle de l'horreur humaine, celle qui rôde dans l'ombre et cherchera au moindre signe de faiblesse à nous engloutir. Une métaphore contemporaine de l'écrasante société qui nous impose ses règles jour après jour, laissant ses souffres-douleur sur le bord de la route.

L'Echelle de Jacob est un film d'amour, une ode sur ce qui nous pousse à nous battre au quotidien.

L'Echelle de Jacob est aussi le genre de film qui donne au fantastique ses lettres de noblesse, loin du grand guignol tapageur dont la plupart des productions lambda nous assomment.

C'est un film précieux qui mérite toute votre attention, aussi bien avec l'esprit qu'avec le cœur.
JulienNicaud
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le 3 déc. 2012

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JulienNicaud

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