S'il y a bien un truc qui m'exaspère, c'est qu'on reproche à un film d'être manichéen. L'argument le plus souvent cité est que le manichéisme ne permettrait pas d'entrer en profondeur dans la psychologie des personnages, qu'il n'y a aucune nuance. Comme si un personnage de film pouvait être réellement aussi profond que dans la réalité... Un personnage de film se doit d'être un stéréotype dont les actions serviront à approfondir ses traits de caractère. Qu'un personnage ait deux traits de caractère, cela suffit à en faire un personnage complexe. Mais plus on lui rajoute de traits, plus il faut savoir jongler avec tout ça de façon pertinente. Cela ne servirait à rien d'en faire un colérique si ça ne sert pas la narration par exemple. Souvent, lorsqu'on parle en mal de manichéisme, c'est juste pour dire que d'un côté il y a les méchants et de l'autre les gentils. Comme si ce fait empêchait d'approfondir le sujet. À moins que le sujet ne soit justement la complexité humaine, il n'y a pas vraiment d'intérêt d'être anti-manichéen. Au contraire. Et "Emperor of the North" le prouve : des personnages simples, dont les enjeux sont clairs, permet justement de gagner du temps : les personnages sont plus vite présentés, on peut alors tirer profit de leurs traits pour approfondir chaque scène, et par là j'en tends aussi le sujet. Tandis qu'avec une histoire où l'on s'évertue à nous dire que tout le monde peut agir en bien ou en mal, on risque de se perdre en nuances là où on a juste envie de s'attaquer au vif du sujet. À savoir ici, la survie des plus démunis après une crise économique redoutable. Je ne dis pas que tout est mauvais dans l'anti-manichéisme, cela peut parfois servir la narration, nuancer avec justesse le propos, mais le plus souvent, je constate que ça consiste juste à dire que tout le monde peut agir en bien ou en mal, et franchement, je ne trouve pas ce discours plus élaboré que celui du manichéisme même. Soit...
Le scénario de "Emperor of the North" est assez bien ficelé ; comme souvent avec Aldrich, on a affaire à une histoire pas très propre, des clochards qui font de la survie un jeu, puisqu'ils tentent de traverser le pays à bord de trains dans lesquels ils ne sont pas les bienvenus tant qu'ils ne paient pas leur place. Autre particularité propre à l’œuvre de Aldrich : une histoire finalement très minimaliste où l'on se rend compte que les personnages parlent durant la majeure partie du film. Des dialogues tout plein, pour entendre des choses dures, mais aussi des choses légères. Parce qu'avec Aldrich, ce qu'il y a de bien, c'est que même quand il aborde la misère sociale, il offre un cinéma très coloré, un cinéma où l'on passe de la colère à la joie en quelques plans. Il faut noter aussi que le film est un Road Movie sur un train : peu de personnages qui vont nous permettre de découvrir les dessous d'une Amérique en pleine chute à l'instar d'un Easy Rider. Et puis donc, ce manichéisme assumé jusqu'au bout des doigts de pied grâce à la confrontation radicale entre le gentil clochard et le méchant cheminot nommé Shack.
La mise en scène est Aldrichienne comme on aime. À savoir un grain aussi sale que la gueule de ces cheminots. Et puis un découpage intelligent car sobre mais pourtant dynamique. Un montage bien exécuté aussi, on ne s'ennuie jamais dans un plan, et on ne perd rien non plus de l'action. Les acteurs se révèlent tous efficaces. Je savais que Borgnine était dedans, mais pas Marvin ni Carradine. Un régal. La bande son aussi est assez mémorable car elle semble par moment en discordance avec les images, mais ce n'est pas la première fois chez Aldrich.
Malgré toutes ces qualités, ce film de train n'est pas mon préféré de Aldrich ; il m'a manqué quelque chose, peut-être plus de situations folles comme Aldrich les composent si bien. Ce qui est sûr, c'est que le bougre sait toujours approfondir ses scénario, et c'est toujours avec plaisir que je regarde ses films. Il faudra que je me lance dans un cycle Peckinpah bientôt pour savoir lequel des deux réalisateurs je préfère. À priori, je dirais, même si j'aime énormément ce que j'ai vu de Peckinpah, que c'est Aldrich que je préfère. Mais au final on s'en fout : le principal, c'est que leurs films nous transporte l'espace de quelques minutes.
Bonus : http://image.noelshack.com/fichiers/2015/17/1429605766-emperor-of-the-north.jpg