"L'enjeu" ou "State of the Union" est un des derniers films de Capra : bien que la tonalité de ce film soit un peu différente du Capra que nous connaissons tous, il met en scène, une fois encore, un homme pur qui s'égare, pour une raison ou pour une autre, sur des voies qui risquent de le perdre. Seuls l'amour ou la confiance absolue de ses proches sont capables de lui redonner les forces pour un retour en arrière vers une situation saine.
Ici, un chef d'entreprise, self-made-man, social (c'est le premier à avoir mis en place un CE dans son entreprise et est partisan d'un dialogue loyal avec les ouvriers), décoré pour sa bravoure pendant la guerre, est entrainé par sa maîtresse, directrice de presse, vers une candidature républicaine pour la présidence des USA. Une équipe de campagne est établie pour le coacher et rendre sa candidature d'outsider incontournable dans le camp des républicains. Le problème est qu'll faut remettre son épouse en selle pour faire politiquement "propre". Son épouse, qui aime toujours son mari, profite de l'occasion pour tenter de le reconquérir...
Maintenant, rappelons le contexte historique pour voir que le film n'est pas dû au hasard.
1944: élection de Roosevelt (démocrate) pour un troisième mandat
1945 : mort de Roosevelt et Truman, vice-président, termine le mandat.
1947 : Truman (démocrate) hésite à se présenter ; en face, chez les républicains évincés de la plus haute fonction depuis des lustres (Roosevelt est en place depuis 1932), c'est la panique pour trouver quelqu'un à la hauteur de Truman.
1948 ; Truman est réélu
La "légende" raconte que Truman s'est décidé à devenir candidat après avoir vu avec quelques conseillers, le film de Capra ...
Le film est tout-à-fait jubilatoire (pour un genre qui ne l'est habituellement pas trop) ; d'abord, Capra laisse clairement entrevoir au spectateur les ficelles de la manipulation que Kay Thorndyke (Angela Lansbury), la maitresse de Grant Matthews (Spencer Tracy), met en place. Et comment Grant, lentement mais sûrement, donne dans le panneau.
Les enjeux de Kay ne sont d'ailleurs pas limpides car elle joue gros jeu : bien sûr, Grant est son amant (de cœur ???) mais surtout, son groupe de presse, qui soutient le camp républicain, va mal. Elle compte bien sûr faire passer puis élire son poulain pour se refaire, faute de quoi elle est cuite.
Et puis surtout, faisant "bon cœur contre mauvaise fortune", elle s'efface (un peu) pour laisser la place à l'épouse officielle Mary Matthews (Katherine Hepburn) qu'on sort, judicieusement, de la naphtaline. Et elle fait entrer le loup dans la bergerie. Si tant est que Katherine H. soit un loup et que le cabinet de campagne soit une bergerie. A moins que je puisse dire qu'elle a fait entrer un agneau dans le chenil. Oui, mais un agneau tout en souplesse et en force de caractère.
La première scène de retrouvailles (Tracy/Hepburn) après plusieurs mois d'indifférence est aux petits oignons. Mary, l'épouse, voit tout de suite un bouton de la veste de Grant en train de se faire la valise. De façon naturelle et anodine , elle prend son matos pour réparer. On sent alors que le combat de la reconquête a commencé mais tout en douceur et subtilité ; ici pas de baratin grandiloquent mais la vraie vie. Peu après, un mauvais génie ayant laissé sur la table de nuit des lunettes (celle de Kay, bien sûr), s'ensuit une scène où Mary prend la mesure du chemin à faire et qui s'achève par une explication que je qualifierais bien de "politiquement tendre".
Spencer Tracy dans le rôle de Grant est renversant : le personnage est un industriel très impliqué dans sa vie professionnelle, foncièrement honnête. Il hait les politicards mais va se laisser embobiner. "Je peux m'intéresser au pays sans faire de politique" dira-t-il mais on le laisse dire sachant que c'est bien entendu impossible
Au fond, il est flatté qu'on puisse penser à lui, même si au fond de lui-même il sent bien qu'à la différence de tous ceux qui se sont installés à la Maison Blanche qui avaient - toujours - un idéal, des idées, un combat à mener, lui n'a pas grand chose à opposer ; il n'est qu'un industriel éclairé mais un industriel uniquement. Il se lance bravement dans la compétition mais tique quand on lui prépare ses discours.
A cause de sa franchise naturelle, il accumulera d'ailleurs quelques bourdes en ne soignant pas assez les lobbyistes de tout poil qu'il faut prendre dans le bon sens du poil car c'est eux qui amènent les électeurs.
Katherine Hepburn dans le rôle de Mary, l'épouse de Grant, est sensationnelle. D'abord, elle est superbement belle. Elle est le pendant féminin de son mari. L'image de la franchise et de l'honnêteté. Face à la machiavélique Kay qui reste tapie dans l'ombre.
Quand un des membres de l'équipe de campagne lui explique les enjeux qui entourent son mari, elle s'écrie "en somme, Grant doit être votre choix avant celui du peuple" ;
Croit-elle dans les chances de succès de son mari ? Je ne sais pas répondre mais ce que je perçois du personnage c'est qu'elle préférera accompagner son mari comme si de rien n'était, solidairement, comme s'il n'y avait pas en arrière-plan sa rivale, en se disant, "au premier faux-pas j'entre dans l'arène".
Angela Lansbury joue le rôle de Kay Thorn Dyke. Capra la met en scène dès le début du film lorsqu'elle reprend les rênes de l'empire presse que vient de lui laisser son père après sa mort. Elle présente un beau visage cynique d'une rare dureté. Un requin femelle. On comprend bien le but de Capra . Et quand on voit arriver notre Spencer Tracy et les rets affectueux dont elle l'entoure, on se dit, c'est bon, elle va le manger tout cru...
Alfred Menjou joue le rôle du politicard de l'équipe de campagne : c'est le stratège de la campagne. Il est pas mal dans le genre...
"L'Enjeu" est un film que je trouve puissant ; le ton est celui de la satire et non plus celui du conte de Noel. Les jeux de Spencer Tracy et de Katherine Hepburn, acteurs que j'apprécie beaucoup, sont très efficaces et convaincants.