Putain de sa mère ! Comment je le kiff ce film !

Après La Graine et le mulet, La vénus Noire et La Vie d'Adèle, films qui m'avaient littéralement retournés et qui continuent de m'obséder pour certains, voilà que je décide de poursuivre avec L'Esquive cette agréable, particulière et si chère bobine kechichienne. Dieu merci, toujours pas de déception, c'est même une autre claque qui s'ajoute à la liste. Malgré l'admiration sans égal que je voue à ce réalisateur, j'appréhendais néanmoins la manière dont il allait aborder ce film et plus précisément, la dimension et la prise de position politique potentielle. Or, j'avais tort de douter de sa subtile vision puisqu'il est détaché de tout, nous avons droit à sa vision personnelle, celle d'un anthropologue culturel, la plus authentique et la plus captivante des visions. Aucune trace des rôles de symboles sociétaux que leur assignent les fantasmes de droite et d'extrême droite (racailles, dealers), de gauche (victimes) ou parfois d’extrême gauche (fantassins de l’Insurrection, version Genet du pauvre). Non, c'est du pur cinéma Kechiche. À la manière de Marivaux, il accorde aux "petites gens" des rôles à part entière dans l'intrigue, mais il leur prête également une vie intime, une intériorité et des sentiments nuancés par lesquels vont s'ensuivre une longue série d'esquives...

Abdelkrim surnomé "Krimo", lycéen banlieusard agé de 15 ans, adolescent plutôt timide et reversé vit avec sa mère. Depuis la prison, son père lui fait passer des dessins de voiliers, ils font sensiblement naître en lui un désir d'évasion, en effet, il rêve de s'échapper avec sa famille et ses amis à bord de l'un d'entre eux. Krimo va tomber amoureux de Lydia (magnifique et époustouflante Sara Forestier), une camarade de classe. C'est une belle blonde au fort caractère qui répète Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux pour le spectacle de fin d’année du lycée. Malgré sa grande timidité il décide d'intégrer la pièce, simple roublardise pour séduire Lydia, il n'en a rien à cirer du théâtre et n'entend rien à Marivaux. Sont alors confrontées la langue classique de Molière et la langue de la cité, jargon contemporain. Deux modes d'expression radicalement opposés qui vont donner naissance à des séquences d'une cocasserie exceptionnelle - à quelques quiproquos aussi -, et c'est dans ces moments là où Kechiche excelle car il n'en privilégie et n'en dénigre aucun. Il profite d'ailleurs de cette juxtaposition pour faire passer un message par l'intermédiaire de Madame Franck la prof de français, et porte parole du célèbre dramaturge. En effet, au cours d'une répétition, celle-ci explique aux élèves qu'on ne peut échapper à sa condition sociale, que malgré tous les masques que nous essayons durant notre vie, nous revenons toujours à notre condition originelle. Nous y revenons non pas par choix mais parce que nos origines nous trahissent, les tics de langages, la façon de se tenir, de s'exprimer reviennent toujours au galop, et les masques ne sont alors que des masques.

Filmé avec énergie et perspicacité, et avec une caméra à fleur de peau, nous retrouvons la même approche cinématographique que dans La Vie d'Adèle ou La Graine et le mulet. À la différence des films cités, ici, la caméra se focalise principalement sur la parole, le langage, un langage vif, tranchant et tapageur qui contrairement aux sentiments des personnages, n'esquive rien, il va au combat. L'intrigue débute d'ailleurs par une joute oratoire ultraviolente entre les jeunes garçons du quartier qui ferait passer les NTM pour les disciples de Sœur Emmanuelle. Et c'est ici même qu'a lieu la toute première esquive du film.

Au sujet de son œuvre, Marivaux écrit : "J'ai guetté dans le cœur humain, toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches... Dans mes pièces, c'est tantôt un amour ignoré des deux amant ; tantôt un amour qu'ils sentent et qu'ils veulent se cacher l'un à l'autre; tantôt un amour timide qui n'ose se déclarer; tantôt enfin, un amour incertain et comme indécis, un amour à demi-né, pour ainsi dire, dont ils se doutent, sans en être bien sûrs et qu'ils épient au-dedans d'eux- mêmes avant de lui laisser prendre l'essor."

Dans l'oeuvre de Kechiche, les esquives sont la crainte et la pudeur du coeur et des sentiments. Krimo amoureux de Lydia fuit Magali, son ex petite copine, et Lydia ne sachant pas ce qu'elle éprouve et par peur de blesser Magali, fuit Krimo. À travers ce schéma, le réalisateur guette et nous guettons avec lui l'évolution de tous ces coeurs, blessés, indécis, épris ou surpris, et attendons avec attention si ils parviendront à sortir d'une de leurs niches.

L’Esquive ne dénonce pas les injustices connues de tous et n'apporte pas non plus les solutions aux fractures françaises, non, il fait jouer des jeunes beurs dans un marivaudage et les fait échapper le temps d’un film à leur prison identitaire ou sociale. Le deuxième long métrage de Kechiche - comme le reste de ces longs métrages - s'inscrit dans l'uns des plus beaux lignages du cinéma français. Il révélera à la France toute entière, la très talentueuse et très charmante Sara Forestier, elle remportera d'ailleurs le César du meilleur espoir féminin. Mais aussi la très bonne Sabrina Ouazani qui jouera encore sous la direction du réalisateur dans La graine et le mulet. Accessoirement, ce petit bijou me conforte dans l'idée que Monsieur Kechiche est un putain de génie (et ouais rien que ça).
Arlaim
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le 27 janv. 2014

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