L'Esquive par Gérard Rocher La Fête de l'Art
Le décor est planté dans une cité HLM de banlieue sans personnalité avec ses grandes barres et ses jeunes qui errent sans but précis en s'invectivant dans le langage des cités. Pour eux, pas d'idéal que de la morosité dans leur vie, que des habitudes : les regroupements de la petite bande de copains et copines avec leurs chahuts, les contrôles musclés de police, les joints pour les rêves de voyages inaccessibles et pour oublier le temps. Le seul évènement de ce quartier, c'est la fête de fin d'année qui pointe le bout de son nez. Pour l'occasion, leur professeur de français travaille avec ces jeunes une pièce de Marivaux "Les jeux de l'amour et du hasard". Quelques uns d'entre eux répètent assidûment leurs rôles et l'une des plus enthousiastes est la délicieuse et fine mouche Lydia, la blonde du groupe, qui n'est pas peu fière de montrer sa magnifique robe qu'elle a dû marchander pour l'occasion . Abdelkrim, alias "Krimo", dont le père est en prison et la mère exploitée dans un supermarché, en devient amoureux du haut de ses quinze ans. Les répétitions ne sont pas toujours simples au milieu des conflits de coeur et de voisinage aussi chacun les aborde avec ses moyens et ses difficultés.
Après son admirable "La Faute à Voltaire" traitant du problème des exclus de notre société, Abdellatif Kechiche nous fait entrer dans des lieux qui pour beaucoup ne sont synonymes que de désordre, violence et trafics. Le réalisateur nous montre avec beaucoup d'habileté et d'amour l'autre facette des jeunes habitants de ces cités. C'est vrai, le début du film nous est presque incompréhensible et surprend au niveau du dialogue car la cité a sa langue, son verbe haut pour mieux se faire comprendre et sans cesse se justifier, ses règlements de compte souvent sans lendemain, sa misère et ses cas sociaux qui en découlent. Mais Abdellatif Kechiche nous montre qu'il existe autre chose dans cette jeunesse: leur solidarité dans le malheur, leur vie amoureuse avec toute la sensibilité qui en découle, le rêve d'avoir aussi un jour le droit d'être comme ceux qui ont la chance de ne pas être obligés de galérer sur un bout de trottoir ou dans un hall d'immeuble, bref apercevoir un coin de ciel bleu.
C'est à ce moment que la démarche du professeur de français aussi symbolique soit-elle est géniale, car en leur faisant étudier et interpréter "Les jeux de l'amour et du hasard" les valets vont enfin avoir la parole et retourner la situation en leur faveur face à leur maître et voilà l'esquive vis à vis de la société. Le petit groupe s'imprègne de ce texte et grâce à l'esprit de celui-ci, va se trouver motivé et pour une fois... pouvoir occuper le devant de la scène. Puis, après cette étincelle d'espérance, la vie va reprendre son cours, comme auparavant...
Seuls ceux qui ont vécu au sein de ces cités peuvent prendre en compte toute la gravité de la situation si bien décrite dans ce film. La pauvreté et l'exclusion a de tous temps appelé la violence. Ce problème, si bien utilisé dans les médias afin de manipuler l'opinion, n'est pas une découverte puisqu'il date de temps ancestraux. Lorsque ceux d'en haut auront décidé de ne plus ignorer ceux d'en bas, lorsque chacun admettra la culture et les croyances de l'autre, lorsque les mots vains se transformeront en action constructive, lorsque les plus démunis d'où qu'ils viennent auront enfin le droit d'être écoutés et de s'exprimer, bref qu'ils aient eux aussi le droit d'avoir un rêve et de pouvoir le concrétiser, la société qui se voile la face et ne voit qu'en la répression le remède à ce cancer aura fait un grand pas vers l'égalité pour tous.
Après avoir vu ce film, je ne peux m'empêcher de faire un rapprochement avec "Indigènes" et me rendre compte que les grands parents de ces jeunes furent volontaires pour délivrer notre pays des nazis, ils eurent droit aux premières lignes et peu survécurent. Après le drame de la guerre, les parents participèrent à relever la France en y travaillant durement. En échange, ils n'eurent droit qu'à des salaires de misère et aux bidonvilles. Maintenant ils ont juste le droit de s'entasser à la périphérie des villes et connaître chômage, emplois précaires. C'est pourquoi, lorsque l'on verra les communes rutilantes de luxe intégrer décemment les défavorisés de la vie, ceux que l'on plaint mais que l'on préfère voir vivre loin de chez soi, l'homme aura fait un grand pas vers la sagesse et vers la paix car il ne suffit pas de plaindre ces gens ou de regretter cette situation, il ne suffit pas non plus de réprimer, ce serait trop simple, il faut agir concrètement. Une simple question: donneriez-vous votre place contre la leur? Bravo pour ce film remarquable et serein, par son réalisme et sa spontanéité, il nous rend Krimo, Lydia, Zina, Frida, Nanou, Rachid et les autres, ô combien attachants, avec leur mal-être, leur verve et leurs sensibilités.
Ce film a été nommé aux César 2005 dans six catégories :
Meilleur Film, Meilleur réalisateur pour: Abdellatif Kechiche,
Meilleur espoir masculin pour: Osman ELkharraz
Meilleur espoir féminin pour: Sara Forestier et Sabrina Ouaza