Réalisé grâce à l'appui de Darryl Zanuck, alors patron de la Fox, L'Etrange incident est le plus vigoureux pamphlet cinématographique contre le lynchage, rien de moins ! Inspiré d'un roman qui avait marqué William Wellman, le film s'est donc monté grâce à Zanuck qui insista pour que Wellman ait carte blanche, tout en étant persuadé qu'il ne rapporterait pas un dollar, mais estimant qu'il était de l'honneur du studio de produire un film aussi courageux, car il y avait hélas encore de telles pratiques appliquant la loi du juge Lynch dans certains Etats du Sud en 1943, aussi le film avait-il toutes les raisons de choquer. Zanuck le produisit avec les bénéfices des Raisins de la colère, soucieux de démystifier l'Ouest sauvage, ce qui comparé aux westerns de la même époque qui glorifiaient ce vieil Ouest, faisait apparaitre L'Etrange incident comme un western sombre, âpre, désespéré et austère, les règlements de comptes ou les guerres indiennes laissant place à une intrigue tragique.
En dénonçant avec une telle intensité l'horreur de la justice expéditive collective et l'intolérance des petites bourgades de l'Ouest, le film faisait écho au Furie de Fritz Lang en 1936 qui montraient des citoyens se transformer en de redoutables incendiaires sans se préoccuper de l'innocence d'un brave type ; ici, le propos est identique, les péquenots d'un patelin perdu appliquent avec la pire bonne conscience le lynchage, on est face à une scène d'hystérie collective des plus honteuses, les uns se comportant en véritables meurtriers ou en spectateurs passifs, les autres en témoins horrifiés mais résignés.
Tourné avec un budget ultra minimaliste à tel point que la plupart des scènes sont en studio et on entend même l'écho caverneux des dialogues, le film se situe donc à l'opposée des westerns spectaculaires, l'ensemble du film également très court dans son déroulement (72 minutes) semble statique et bavard, mais Wellman filme son réquisitoire avec une sobriété si exemplaire en forme de huis-clos où sont évoqués la vie et la mort, l'honneur et la lâcheté, le courage et l'esprit de vengeance ainsi que la dignité humaine, que la thèse n'en prend que plus de poids. La gravité du sujet marque autant que la brièveté du film en laissant une douloureuse sensation d'amertume, comme beaucoup d'oeuvres qui dérangent par la justesse de leur propos, et les interprétations de Henry Fonda, Anthony Quinn et Dana Andrews marquent aussi par leur aspect poignant.
Comme l'avait prévu Zanuck, le film fut un succès critique mais fut boudé par le public, son sujet anti-commercial en pleine Seconde guerre mondiale alors que le pays glorifiait le patriotisme, allait à l'encontre de ces valeurs, il n'a été redécouvert qu'après la guerre et a cependant connu un succès d'estime à l'échelle mondiale, en tout cas, il demeure une des oeuvres les plus puissantes dans le domaine du western.