Vous voulez connaître la sensation d'être une femme enceinte ayant pour unique pensée qu'elle a un intrus dans son utérus ? Qui la ronge à tel point qu'elle est incapable de vivre autre chose ? Qu'elle a pour seule obsession de se débarrasser à tout prix de ce fardeau ? Le tout dans une époque et sur un territoire où cet acte est illégal, dans une société où un membre du sexe féminin qui couche avant le mariage est considérée comme une "salope" (oui, seul le masculin a le droit de ne pas être frustré en s'assouvissant sans être mal vu le moins du monde !) et où un ventre un peu trop proéminent hors hyménée est une condamnation à l’ostracisme ?


Oui, la grossesse peut être un heureux événement. Oui, dans le septième art, cela peut donner lieu à un film romantique, etc. Mais si c'est tout le contraire pour la principale concernée, on vire à l'horreur. La pression se fait de plus en plus présente au fur et à mesure que les semaines avancent (très bonne idée de les afficher à l'écran, pas la seule de la réalisation, loin de là !), l'angoisse de ne pas parvenir à trouver à temps un médecin complaisant prêt à risquer la taule ou une faiseuse d'anges se fait de plus en plus étouffante.


Je n'ai pas lu le roman d'Annie Ernaux, donc je ne sais pas si c'est le ton adopté vient de là, mais toujours est-il que si c'est le cas, c'est une bonne idée de l'avoir conservé. Le ton adopté ? Celui d'un thriller. Et qui dit "thriller" dit "suspense". Le suspense qui ressort ici n'a rien à envier à celui d'un Hitchcock, croyez-moi.

Mes nerfs étaient à fond lors de la scène de l'avortement, pressant fébrilement les accoudoirs de mon fauteuil. La "praticienne" ayant dit à sa "patiente" qu'elle arrêterait immédiatement si cette dernière criait, de peur que les murs peu épais de son logement la dénoncent, j'ai eu la crainte qu'un son un peu trop fort sorte de la bouche de la triturée.

Et après la seconde tentative ayant réussi, mais dont les séquelles graves obligent à un passage par la case "hôpital", il y avait la possibilité soit que le soignant fasse semblant de croire que c'est une fausse couche, donc pas d'emmerdes pénales, soit celle de dire tout haut que c'est une IVG, donc bonjour messieurs les magistrats. Soupir de soulagement lorsque la sentence "fausse couche" tombe.

On ressent bien aussi la solitude extrême qu'éprouve une femme dans cette situation. Elle ne peut compter que sur elle-même (l'injecteur de sperme ? vous rigolez ! lui, il ne pense qu'à ne pas avoir d'ennui, la pensée de lui donner un coup de main ne lui viendrait même pas à l'idée !). Les personnages secondaires ne sont utilisés que lorsque c'est vraiment utile. Dans 99 % des films, ce serait un défaut, ici, c'est une qualité. Elle est seule, seule, seule. C'est une affaire de femme (au singulier !). La caméra très rapprochée d'elle, floutant l'environnement qui l'entoure, traduit visuellement avec brio son isolement physique et psychologique. Le teint légèrement olivâtre de Anamaria Vartolomei (au passage parfaite et se donnant à fond dans un rôle difficile !) laissant la place à la pâleur souligne la dégradation mentale et corporelle du personnage principal. On est en elle. On est elle. Même lors de vous savez quoi (ah oui, ça ne fait pas dans la dentelle niveau graphique, à ce moment-là et lors d'un autre, c'est la crudité la plus crue en plein dans la gueule, ce n'est véritablement pas anodin !), c'est filmé d'une manière à ce que l'empathie soit à fond.


La cinéaste Audrey Diwan a saisi qu'il ne faut dire que le strict nécessaire et en montrer un maximum, faire percevoir. Elle est remarquable. Sa mise en scène est un modèle d'intelligence.

Et toute cette masse de choix pertinents fait que l'ensemble évite magistralement trois écueils que je craignais avec un tel thème. Le premier, c'est que ça se résume à un tract politique sans âme, juste ayant pour fonction de faire entrer un message dans le crâne d'une façon bien didactique. Ce n'est pas du tout le cas. C'est le facteur humain qui prime. Le second, c'est un manichéisme stupide opposant les hommes et les femmes. Ce n'est pas du tout le cas. Si le patriarcat règne, la bonté n'est pas symbolisée par un genre, ni la méchanceté. Le troisième et le dernier, c'est que le déterminisme social dans lequel risque de tomber notre jeune fille soit un prétexte au misérabilisme. Ce n'est pas du tout le cas, là encore. La figure maternelle veut que son enfant réussisse, en s'élevant socialement (d'ailleurs, dans cette optique, on a une médaille d'or de la gifle la plus justifiée pour remettre les idées en place !), pas l'enfoncer.

En outre, le fait que la mère ne soit pas du tout au courant, du début jusqu'à la fin, de ce qui est en train de se passer, est heureux du point de vue scénaristique. Cela épargne des conflits familiaux qui auraient été autant de potentielles lourdes scories stéréotypées vues et revues des milliers de fois.

D'un sujet casse-gueule et ô combien dérangeant, la grande réussite qu'est L'Événement dégage une richesse, une subtilité et une puissance auxquelles je ne m'attendais pas. Sans jamais oublier d'être une œuvre cinématographique, ce film apporte beaucoup.

Plume231
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le 25 juin 2022

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Plume231

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