C’est intéressant, cette façon qu’ont beaucoup de films contemporains de tout cadrer caméra à l’épaule, avec la profondeur de champ la plus courte possible. Tout est flou, sauf l’acteur principal ; et avec une caméra en mouvement constant, fini le découpage, le monteur peut couper dans le rush comme un boucher qui choisirait les meilleurs morceaux d’un bon gigot. Même plus besoin de faire de vraies scènes, ancrées dans une temporalité palpable, incluant, éventuellement, des hésitations de l’interprétation, le déplacement du corps de l’acteur dans le cadre et le décor. À la place, on va droit à l’efficacité : le jumpcut et l’aspect « reportage » autorisent tout.

L’argument, c’est que c’est plus « immersif » ; ça crée une dimension documentaire, pris dans le vif, avec l’énergie du moment. Sauf que, détails ayant leur importance ; 1) le documentaire, il me semble, tourne rarement avec des optiques permettant d’obtenir une si faible profondeur de champ (ou du moins cette pratique n’y est pas la norme), d’abord parce qu’il n’y a pas forcément le budget, ensuite parce qu’on cherche à s’adapter à la situation et donc à garder le sujet net dans le cadre, à l’ancrer dans un environnement ; 2) le documentaire voudra plutôt restituer des interactions dans leur contexte, et ne cherche généralement pas, au contraire, à isoler par le cadre et le montage son sujet, comme c’est ici le cas.

En fait ce genre de mise-en-scène m’apparaît toujours anti-immersive ; c’est l’inverse de la manière que l’on a d’éprouver sa vie : on n’a pas l’impression d’être constamment seul en focus, au contraire, on observe autour de nous et on effectue par nous-même un découpage mental de notre environnement et de nos interactions. Et lorsqu’on discute avec les autres, on subit la temporalité de cette interaction, on attend leur réponse pour rebondir ; on ne bondit pas d’une phrase à l’autre, sans respiration, comme dans une vidéo Konbini (ou ici, dans les séquences de discussions souvent bourrées de jumpcuts).

La grande vertu de ce type de mise-en-scène « immersive » en vérité, celle qui ne s’avoue pas, c’est qu’elle est anti-politique : elle détache l’interprète du monde, elle rend son environnement flou, indéfini, et relègue toutes les interactions au hors-champ. Très pratique quand on veut aborder une réalité qu’on ne maîtrise pas bien, ou qu’on ne veut pas la restituer dans sa dimension sociale.

Prendre un sujet social – donc politique, complexe et souvent ambiguë –, et le compacter pour le faire rentrer dans le carcan d’un genre (un « thriller captivant et puissant »), c’est aussi un excellent moyen de dépolitiser son sujet : on épure toute la fioriture, le spontané, pour dérouler au mieux une intrigue et suivre les « codes » d’un genre. De fait, L’Histoire de Souleymane combat absolument la dimension sociale, politique de son sujet. C’est comme si tout les efforts du film étaient tendus vers ce but, ce qu’entérine exemplairement cette séquence finale où Souleymane renonce à son mensonge (sa fausse vie de militant politique d’opposition) pour faire appel au bon sens : en fait il veut juste aider sa mère quoi, c’est un bon gars. Le reste du film n’aura de cesse de le démontrer : quasi-martyrisé, allant jusqu’à sacrifier son amour pour le bonheur de la femme qu’il aime restée en Guinée, il n’en reste pas moins poli et gentil.

Évidemment impossible de rester de marbre face à des parcours comme ceux-là, et dont il existe pléthore d’exemples réels ; et c’est sans doute la plus belle qualité de ce film que d’avoir donné une incarnation à tout un tas de gens qui autrement n’ont jamais droit d’exister dans l’espace médiatique.

Pourtant, dans le cadre d’un sujet aussi polarisant que celui-ci, un projet en demi-teinte comme celui de Lojkine me laisse dubitatif. En fuyant presque obsessivement la dimension politique de son sujet, par ce portrait de l’immigré-modèle, en plaçant le film sous l’auspice d’un humanisme naïf et mou, à l’image de sa mise-en-scène flottante et sans profondeur de champ, le réalisateur nous prive à la fois d’un film à la dramaturgie puissante et d’un film politiquement signifiant.

Le titre est symptomatique et prend tout son sens au vu de la séquence finale, la confrontation avec l’employée de l’OFPRA. C’est curieux qu’après avoir passé quasi une heure et demie à suivre Souleymane, on ait le sentiment que la caméra, dans cette séquence finale, se place davantage du côté de l’agent gouvernemental que de notre protagoniste : nous sommes là pour écouter l’histoire de Souleymane, et en fin de compte le film nous place réellement dans une posture surplombante d’arbitre – cette fin ouverte qui nous laisse décider de l’avenir de Souleymane. On pourrait s’amuser, pour le coup à psychanalyser un peu ce parti-pris : quelle est cette angoisse qui pousse Lojkine à adopter une posture dominatrice d’agent gouvernemental ?

On pourra prendre le problème dans l’autre sens et considérer que le but est justement de déstabiliser le spectateur, et le pousser à rejeter ce pouvoir que personne ne devrait pouvoir exercer sur la vie d’autrui. Certes, mais j’ai un peu de mal à intégrer cette lecture au projet global du film, plutôt humaniste, dans le sens le plus naïf et détestable du terme. De la morale « du bon sens » un peu condescendante, au relent néo-colonialiste pas tout-à-fait assumé, qui adore l’immigré tant qu’il est comme Souleymane, irréprochable. Seulement prétendre accueillir seulement les irréprochables, c’est matériellement irréalisable, politiquement stérile, moralement dégueulasse.

Discutant avec un camarade du film, il répondait que malgré tous ces défauts, l’existence même du film était justifiée par sa nécessité dans l’atmosphère politique nauséabonde du pays. Ce à quoi j’ai plutôt envie de répondre que justement, vu l’importance du moment, ce genre de films didactiques en demi-teinte, voulant camoufler les impuretés politiques de son sujet sous une couche de moralisme paternaliste par peur de diviser, ne suffisent plus. À quand une véritable proposition radicale, boursouflée ; à quand un vrai film de cinéma ?

VizBas
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le 31 oct. 2024

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VizBas

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