L'histoire de Souleymane c'est d'abord celle qu'il va devoir raconter, largement fictive, devant l'OFPRA pour obtenir son statut de réfugié, ses papiers et donc un sésame pour vivre et travailler en France ; c'est ensuite celle qui se raconte en venant dans notre pays, espérant, dans sa jeunesse, trouver de quoi nourrir ses proches, et surtout sa mère, malade mentale ; c'est enfin et surtout le récit de son parcours d'exil jusqu'à son entretien devant l'OFPRA, un récit malheureusement banal, d'une criante banalité et d'une criante vérité.
Car travaillant dans le domaine de l'asile, non pas à l'OFPRA, mais à la CNDA, c'est à dire lorsqu'un exilé fait un recours d'une décision de l'OFPRA, tout ce qui est dans ce film est absolument vrai. J'ai rencontré des dizaines de Souleymane hélas. Eux aussi ont raconté avoir été membres de l'UFDG, le grand parti d'opposition peul, secrétaires à la sécurité à Hamdallaye ou Ratoma, quartiers de Conakry, arrêtés lors d'une manifestation au Stade des Martyrs, envoyés dans la prison centrale et évadés par une porte dérobé ; les récits se suivent, et souvent se ressemblent : eux aussi ont raconté avoir traversé l'enfer, en Libye notamment et eux aussi vivent dans une précarité terrible, entre la voracité d'entreprises sans scrupules qui les exploitent, les désolants centres d'hébergement des demandeurs d'asile et les membres de la communauté, tantôt alliés, tantôt ennemis. Ce n'est pas valable que pour les Guinéens mais pour tous les exilés en Europe. La même horreur.
Le film ne manque pas de nuances, alternant entre espoir et désespoir. Souleymane croise des policiers. Il pourrait tout craindre d'eux, finalement ils ont commandé un Uber Eats, comme tout le monde, prennent leur fast-food et laissent le jeune homme tranquille. Il croise aussi un pizzaiolo raciste qui méprise les livreurs et les fait attendre des heures, une jeune bobo craintive qui se plaint de l'état de son sac de livraison, un vieil homme auquel son fils commande des pizzas et qui est l'un des rares à s'intéresser à lui ou encore une serveuse qui lui offre un bonbon. Il croise aussi des ivoiriens, des camerounais, parfois en concurrence avec lui, armés de leurs vélos, ou parfois profitant du juteux business des exilés, puisque Souleymane travaille pour l'un d'entre eux qui lui cède son compte Uber contre rémunération.
Ce parti pris réaliste, humain, ne peut que faire taire les critiques idéologiques souvent venues de gens qui ne connaissent rien du sujet. Eviter le misérabilisme est également le meilleur moyen de faire justice à ces gens dont on ne parle pas. Le film doit beaucoup à ses acteurs, à commencer par Abou Sangare, au jeu naturel et spontané. Le casting, non professionnel, permet d'approcher la dimension documentaire de ce film.
Ainsi, le film est un thriller social, une course à vélo haletante où le jeune Souleymane tente de maitriser un récit qu'il n'a pas vécu : entretien dans deux jours. Camera à l’épaule nous vivons son rythme haletant, son stress et l’inconnu. D'ici là, il faut payer le faux récit et les documents, obtenir l'argent due par le détenteur du compte Uber prêté, livrer, encore et toujours, essuyer découvenues et humiliations, ne pas oublier le dernier bus pour rentrer au centre d'hébergement, éviter les accidents de voiture, ne pas oublier l'objectif : obtenir des papiers, envoyer de l'argent à sa mère, faire venir sa petite amie. C'est beaucoup pour un seul homme, le système broie même les plus audacieux. La veille de l'entretien il rompt avec sa copine qui rêve d'un homme ambitieux. Un ingénieur lui tourne autour. Il lui recommande de se marier avec lui. Souleymane n'est pas sûr, il l'est de moins en moins, d'atteindre son but ; il est exténué.
La course est vaine. Durant son entretien final Souleymane est démasqué. L'Officier de Protection connait déjà ce récit par coeur, entendu des dizaines et des dizaines de fois. Le fait qu'il s'agisse de la seule actrice professionnelle du film choisie pour représenter l'institution est signifiant. Ce récit a été acheté, comme de nombreux autres, pour coller à ce qu'attend l'administration française de l'asile : du militant politique, du journaliste pourchassé, du religieux conspué. Ce n'est pas tout le monde. Souleymane raconte alors sa vraie histoire : il a fui pour aider sa mère malade. Il n'avait rien en Guinée. On ignore qu'elle sera la réponse de l'OFPRA à sa demande mais on s'en doute, en tout cas j'ai déjà lu mot pour mot ce genre d'entretien qui devient confession. Le film s'arrête là, sur cette scène d'entretien d'une rare intensité, d'une rare vérité, calme, un tête à tête humain, entre suspicion et empathie. Je peux là encore dire qu'à une deux phrases près, tout ceci est la réalité. Et elle est à pleurer.