En 1962, John Ford réunit deux légendes du cinéma américain pour la première fois dans son film « L’Homme qui tua Liberty Valance » : les vétérans (mais immortels) John Wayne et James Stewart. Ce western est tourné en noir et blanc, en partie dans un souci esthétique, mais aussi peut-être pour camoufler l’âge de Wayne et Stewart – 54 et 53 ans – censés interpréter des hommes bien plus jeunes.


Vers la fin du XIXe siècle, le jeune avocat Ramson Stoddard, fraîchement diplômé, se rend dans la petite ville de Shinbone, bien loin de sa côte est natale. À quelques lieues à peine de sa destination, en pleine nuit, la diligence dans laquelle il voyage est prise en embuscade par le gang de bandits du terrible Liberty Valance. Stoddard proteste de manière véhémente contre le brigand, qui le bat violemment et le laisse pour mort.


Le jeune homme est découvert et amené en ville par le bourru Tom Doniphon, un cow-boy coriace, amoureux de la belle Hallie, serveuse du café tenu par un couple d’américano-suédois, M. et Mme. Ericson. Les braves gens recueillent Ransom et entreprennent de le rafistoler, tandis que Doniphon tente tant bien que mal de lui expliquer qu’à Shinbone, l’on ne respecte que la loi des armes. Qu’à cela ne tienne, lui rétorque un Stoddard passionné, il défendra la loi, et, sans revolver.


La première chose qui me saute aux yeux, que je trouve fascinante et qui me rend admiratif, c’est la manière dont Ford construit son film, aussi simple qu’efficace : que ce soit dans la composition des plans, toujours précise, détaillée ; ou sa façon de filmer, une succession de plans fixes ou très légèrement mobiles, remarquable. Mais là où le réalisateur excelle tout particulièrement, c’est dans sa capacité à alterner les moments de calme et les scènes de "résolution", donc, plus marquantes, ou, à tout le moins, plus animées. Cela donne au film un rythme absolument parfait : l’on souffle et l’on s’immerge dans une ambiance de petite ville du Far West superbement rendue, et, l’instant d’après, la tension est à son comble dans une scène que l’on sait cruciale.


Délaissant son technicolor des grands jours et les paysages de Monument Valley, John Ford nous offre ici une épopée plus intimiste, avec une grande économie de décors : l’on passera ainsi la majorité du film dans trois intérieurs et dans la grand-rue de Shinbone. Si la musique n’est pas inoubliable, on retrouve en revanche un casting génial jusqu’au moindre second rôle, avec toute une bande d’acteurs qui campe des personnages hauts en couleur. On retrouve Andy Levine – et sa voix caractéristique – en marshall obèse et couard, Vera Miles en serveuse courageuse et fort en gueule, et surtout, l’extraordinaire Edmond O’Brien qui joue le journaliste le plus alcoolique, gouailleur et drôle du film. Tous les autres seconds rôles, jusqu’au plus insignifiant, sont vraiment bien interprétés, et donnent de la substance et de la vitalité à cette bonne ville de Shinbone.


Evidemment, l’on est tenté de réduire le film à un affrontement entre les trois têtes d’affiche : Wayne, Stewart, et Lee Marvin, qui campe en Liberty Valance un desperado massif, violent et coléreux. Il est intéressant de constater que les différences entre les trois personnages s’expriment à des degrés divers, et ne se résument pas à une dualité du "bien" contre le "mal" :



  • La première, l’opposition entre Stoddard et Doniphon, la plus évidente, celle de l’homme qui débarque en ville avec ses textes de loi, le "pied tendre", et le cow-boy endurci, individualiste et détaché, qui ne croit qu’au pouvoir des armes.

  • La deuxième, c’est la distinction entre la violence aveugle et la cupidité, représentées par Valance qui se fait mercenaire pour les propriétaires de troupeaux, et la justice, la vie en société, incarnées par Stoddard, et, dans une certaine mesure, Doniphon.

  • La troisième, c’est la disparition de l’ouest classique, du Far West sans foi ni loi, au profit de la civilisation, qui oppose donc Valance et Doniphon à Stoddard. La différence entre les deux tient au fait que si le premier la combat avec rage, le second a compris qu’il était impossible de lutter contre le progrès, et se résout à l’accepter.


Cette dernière distinction est appuyée par une symbolique très forte, mélancolique, dans le film. Un peu à l’image des paysans vainqueurs face aux cow-boys et aux bandits des « Sept Mercenaires », Doniphon est vaincu comme Valance : sa maison disparaît, sa promise lui échappe et ses prouesses sont oubliées. Il est un héros d’une autre époque, et il n’a plus de rôle à jouer dans ce nouveau monde. Cela fait écho à la transformation de Shinbone, dont Stoddard et Hallie sont témoins, constatant que les étendues sauvages de jadis sont remplacées par des jardins modernes. On notera un parallèle évident avec le genre même du western, alors en perte de vitesse, dont le film de Ford est l’un des derniers représentants notables.


Avec « L’Homme qui tua Liberty Valance », John Ford signe une œuvre qui sera qualifiée de "testamentaire", et l’un de ses derniers westerns. Il y fait s’y côtoyer, pour la première fois de leurs illustres carrières, deux immenses gloires du cinéma Hollywoodien, dans un film puissant et passionnant, d’une telle richesse que l’on aurait bien tort de le réduire à la simple dualité de ses deux personnages les plus charismatiques.

Aramis
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le 1 juil. 2015

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