Première scène du tout premier long métrage de Wes Anderson, Bottle Rocket : une fuite qui n’en est pas vraiment une, plutôt son simulacre en fait. Ou la mise en scène de ses signes les plus archétypaux pour ne pas dire volontairement clichés (une façade de maison de repos, un tressage de draps tombant d’une fenêtre, un guetteur surexcité qui observe à la jumelle son complice fugueur) mais sans l’urgence ni le besoin réel, juste pour la beauté du jeu. Le reste de la filmographie du réalisateur texan d’origine et parisien d’adoption ne dépareillera que peu. Les mélancolico-romantiques frères Wilson et tous leurs descendants de fiction auront beau faire mine de faire les 400 coups, de reprendre des routes laissées à l’abandon depuis la fin du Nouvel Hollywood, ou de se politiser au contact de l’Histoire européenne, ce ne sera jamais guère plus qu’enfantillages de rats de bibliothèque, révolutions de fils à papa et tempêtes dans un verre d’eau cinéphilique. C’est ainsi : la re-présentation, chez l’ami Wes, pèsera toujours plus lourd que le représenté. Tout n’y sera jamais, comme chez l’un de ses maîtres Martin Scorsese, « que » cinéma et rien que cinéma, à perpétuité !
Mais après tout, n’est-ce pas un peu pour ça qu’on l’aime (ou pas) ce cinéma ? Pour ce côté oxymore vivant à la M. Gustave (mi-dandy, mi-anar), pour ce mélange burlesque d’orthodoxie du cadre et de pétage de plomb du montage. Prenons les bagarres des chiens ici : hyper-normées par la façon dont elles sont commentées au premier plan et très graphiquement mises en scène au second (un nuage de poussière emprunté à la bande dessinée), elles n’en dégagent pas moins d’énergie. Seulement, il y aura toujours ce décalage faisant filtre, celui d’un système formel et narratif moins rigide ou étroit qu’ayant toujours insolemment réponse à tout, et avec style ! Une course ? un travelling latéral ; une surprise ? un vif panoramique ; la préparation d’un sashimi ? une plongée à 180° ; une révélation ? ho ho, attention on sort le grand jeu, un jump cut avec dutch angles droite-gauche alternés ! etc., etc. Tout sera de la sorte méticuleusement planifié, minuté, storyboardé. Chaque idée de fond sera traduite par une idée de forme. Laquelle forme s’intégrera à une sorte de charte établie avec la plus grande maniaquerie. Tandis que cette même charte, pareille à la grid de Tron, dessina les contours, rails et articulations d’un véritable univers-bulle duquel jamais rien ne dépassera.
Alors quid du changement dans tout ça ? Dans le papier peint, répondra-t-on. Le cinéaste étant un globe-trotter à la Hergé : toujours en vadrouille, mais moins in situ, là, en Angleterre, Inde ou Mitteleuropa, que dans les imaginaires qui leur sont attachés. Et cette fois, c’est Japon au menu ! Ce qui, pour Wes Anderson, devoirs bien faits et antisèche en main, évoque : les compositions de cadres et sensibilités politico-sociales de Kurosawa (cité quasi non-stop), la fibre écolo de Miyazaki et les bars d'Ozu, les hautes herbes en noir et blanc à la Kobayashi, le taiko et le mambo, une Histoire coupable et une Mémoire victime, le conservatisme politique et la jeunesse enragée des 60’s, les estampes, le nucléaire et la robotique, l’unité 731 et le cannibalisme de la WWII, Toshirō Mifune une fois, Tatsuya Nakadai deux fois (!), et puis enfin et surtout une histoire de chiens. Et pour cause : qui, parmi les mordus de ciné banzaï, ne s’est jamais étonné de la place accordée au canidé dans celui-ci, qu’il serve d’insulte particulièrement infamante (« sale chien ! ») ou miroite la figure d’un mendiant ou vagabond ? Soit, historiquement, deux des catégories sociales parmi les plus mal considérées dans l’archipel (parce que hors de tout cadre), mais aussi, par réaction, celles qui servirent d’anti-héros (Sanjuro, Zatōichi, Ogami Ittō…) à bien des films de genre et manga faisant œuvre de contre-Histoire.
Conscience politique de son cinéma oblige depuis The Grand Budapest Hotel, il fallait donc pour Wes Anderson commencer par-là. Après les migrants et libertins dans la tourmente d’une Europe en pleine fièvre fasciste, voici le tour des pestiférés de (presque) tous poils dans un Japon où futur hygiéniste rime avec sale Histoire déportée sur une île refouloir. Car oui, depuis son film « à la Stefan Zweig », le changement, chez le puppet master, est aussi là : la logique de compilation se double d’un regard d’entomologiste (mais pas moins féroce !) posé sur ce qui menace de faire dérailler une société. Racisme rampant, légendes urbaines se refilant comme la chtouille, apathie, populisme, parodie de démocratie, mythologie du tout sécuritaire : n’en jetez plus, la coupe est pleine. Bien sûr, les personnages d’adulescents mélancoliques sont toujours-là, idem pour le thème de la famille éclatée ou le côté Nouvelle Vague d’une narration exposant ses coutures. Mais la belle ligne claire du storytelling andersonien se charge ici d’un nouveau fardeau : il s’agit désormais, plus que de seulement étaler sa science apprise par cœur, de lui donner une véritable portée à travers sa mise en récit. Un récit de plus en plus concerné par le collectif, semble-t-il, alors que l’univers-bulle dans lequel il prend place, loin d’éclater, témoignerait plutôt d’une stratégie du reflet. Ainsi le cinéma de Wes Anderson gagne-t-il ce qui faisait autrefois le sel des films de Frank Capra : une qualité de fable.
Toujours pas directement de « réel » en vue dans le système Anderson donc, mais une façon d’intégrer ses signes - toujours eux ! - dans sa bulle au fur et à mesure qu’elle gonfle et absorbe tout ce qui passe à portée façon The Blob. La question étant dès lors : mais où cela s’arrêtera-t-il ?... Enfin, tout ça pour dire que si le réalisateur et ses stakhanovistes petites mains auront su capter le zeitgeist contemporain et gober un max de ce qui fait la culture nipponne, pour son art si typique de l’épure, on repassera. Non pas que l’intention n’y soit pas (voir à ce titre le haïku du climax), mais autant demander à un boulimique en pleine crise de s’arrêter à une seule fournée de gloubi-boulga : tout bien préparer voire même ritualiser la chose pour la canaliser, pourquoi pas, mais limiter la quantité ingurgitée, aaaarrrgg, ça jamais, plutôt s’étouffer ! Et de fait, c’est un peu le risque face à un film tel que L’île aux chiens : la crise d’épilepsie pour cause de trop plein d’informations visuelles. De quoi obliger à la récidive. Et même son de cloche pour la bande-originale d’Alexandre Desplat : enivrante au possible pour qui aime l’entendre émuler Fumio Hayasaka et Masaru Satō (respectivement auteurs des partitions des Sept Samouraïs et de Yojimbo), mais aussi assez exténuante à force de répétions de ses percus et/ou, pour ceux tombés sous son charme, de ses séances d’écoute.
Quant au reste, ma foi, disons que l’histoire est belle et fort bien racontée, la direction artistique des plus généreuse et le nombre d’idées formulées à la minute (cf. le jeu autour du langage, du point de vue, des échanges de rôles, de l'imagination, bref, de la communication) tout simplement ébouriffant ! Et cependant, après l’état de grâce atteint par le turbulent Grand Budapest Hotel et son inestimable majordome - quel homme à fables ! -, force est de se plaindre la bouche pleine en regrettant ici comme l’absence d’un petit je-ne-sais-quoi : un soupçon de folie, un pchit-pchit d’air de panache, qui sait ? Bref, c'est peut-être ça, au final, le problème avec les cinéastes control freaks : ils nous donnent des goûts de luxe.