On peut être sensible - et même très sensible - à la singulière beauté des films de Wes Anderson, sans doute l'un des plus grands auteurs post-modernes, et rester un tantinet froid devant ses tentatives audacieuses de transposer son univers dans l'animation "traditionnelle". Comme pour "Fantastic Mr. Fox", il n'y a objectivement aucun reproche à adresser au travail d'Anderson : l'incroyable inventivité dont il fait preuve dans la création d'un univers inédit,, qui lui permet de déplacer sa fable anti-totalitaire dans un contexte inhabituel et donc de créer un impact nouveau sur un spectateur qui pourrait se déclarer blasé devant une autre dictature uchronique, est l'un des facteurs-clé de la réussite intellectuelle indiscutable de "l'Ile aux Chiens". L'extension de l'univers esthétique et "moral" habituel d'Anderson (de plus en plus teinté de préoccupations politiques, ce qui ne lui enlève rien, au contraire !) à la culture nippone fait mouche, et ce d'autant que le film a l'audace de ne pas traduire, ni même sous-titrer les dialogues japonais, mais de seulement "doubler" les aboiements canins en anglais (avec l'éblouissante distribution de voix désormais habituelles chez Anderson !). Chaque plan, un peu comme dans "The Grand Budapest Hotel" est un éblouissement esthétique, doublé d'une surprise permanente pour le spectateur, tant l'originalité est saisissante. Bref, si l'on ajoute le délicieux ressassement des obsessions familiales d'Anderson (paternité coupable, fraternité problématique mais salvatrice), difficile de ne pas prétendre que "l'Ile aux Chiens" est une œuvre maîtresse de plus dans la filmographie désormais éblouissante du prodige américain.
Pourtant, il est aussi permis de ressentir un peu de détachement devant tant de brio et d'intelligence, et de trouver que l'animation retranche de l'émotion plutôt qu'elle n'en ajoute (comme elle le fait chez Miyazaki par exemple) : on sait que Wes Anderson est un créateur de systèmes, de maquettes conceptuelles, et le recours à l'animation constitue une sorte de redondance par rapport à cette approche du cinéma. On passe quelque part du second au quatrième degré, et la force émotionnelle qui troue en général les plans parfaitement agencés des films d'Anderson, et qui provient la plupart du temps des acteurs, a du mal à surgir. Les larmes qui viennent aux yeux de Spot et de son frère à la fin du film ne s'accompagnent malheureusement d'aucun bouleversement dans le cœur du spectateur séduit, stimulé mais jamais vraiment empathique. C'est là la seule limite d'un film qui reste néanmoins une œuvre remarquable, vivement recommandée aux petits (malgré une indéniable cruauté dans certaines scènes) comme aux grands.
[Critique écrite en 2018]