On pourrait s’extasier sur la prouesse consistant à filmer une famille travailler et vivre dans un film sonore où les dialogues brillent par leur absence. Mais il n’y a pas que ça, loin de là.
Nous sommes au Japon, à une époque non précisée bien que le film date de 1960. Image en noir et blanc, cinémascope (2.35) et le début nous montre un couple qui s’échine à transporter des seaux d’eau douce de la côte vers la petite île où l’homme et la femme ont élu domicile. On les voit godiller sur leur bateau. C’est l’été, il fait chaud, ils transpirent et se relaient pour faire avancer le bateau. L’île sur laquelle ils vivent est une pointe rocheuse à quelques encablures de la côte. Le couple a deux jeunes enfants, des garçons. L’eau leur sert à irriguer leurs cultures, essentiellement du blé et des salades. La BO est une incroyable réussite avec son côté hypnotique, alors qu’on pourrait la qualifier de répétitive (le thème principal est d’une grande simplicité, quelques notes qui amènent de multiples variations). En fait, elle épouse parfaitement les images. Le film montre la succession des saisons et les efforts sans cesse les mêmes, avec aussi le lot d’impondérables. Cela va des incidents techniques aux petites joies et aux malheurs. Le film montre les difficultés de la vie, mais aussi la beauté du monde pris à l’état brut. Kaneto Shindo montre une famille sous un aspect quasi documentaire, avec un regard totalement détaché et sans jamais chercher les effets faciles.
On ne sait pas comment ni pourquoi cette famille est arrivée là. Sont-ils seulement propriétaires du terrain ? Un terrain pas franchement idéal pour leur travail. Le couple est obligé d’y faire de la culture en escaliers et surtout de hisser péniblement des seaux d’eau à longueur de journée (l’homme, on pourrait l’appeler Sisyphe) pour ne pas laisser blé et salades se dessécher au soleil. Chacun d’eux porte deux seaux, ces seaux étant suspendus à une canne qu’ils portent sur l’épaule. C’est harassant surtout qu’il faut monter. Bref, le film exalte la valeur travail. Et on peut dire que si le couple s’en sort péniblement, ils s’accrochent au moyen qu’ils ont trouvé pour assurer leur subsistance et leur indépendance. La liberté est la deuxième valeur chantée par le film.
Il y a aussi la lutte contre les aléas de l’existence. Inévitables, les incidents de parcours comme de l’eau renversée. Malgré l’énergie et la volonté qu’elle déploie, c’est la femme qui souffre le plus. La réaction de l’homme quand elle s’effondre est significative. C’est même très dur et cela marque le spectateur. Ce que l’homme ne supporte pas, c’est d’observer une manifestation de faiblesse. En une scène, les caractères des deux personnages (avec qualités et défauts) apparaissent clairement, par rapport à un choix dans la façon d’affronter l’existence. C’est l’occasion de dire que si les personnages ne s’expriment jamais en paroles compréhensibles (il y a quelques cris d’enfants en particulier à l’école, mais le film ne comporte aucun sous-titre), le spectateur n’est pas devant une succession de scènes où toute émotion serait absente, bien au contraire. Certes, on n’observe aucune manifestation physique de tendresse entre les époux, même dans les moments les plus graves. Mais il y a une vraie vie de famille avec des instants de détente, des échanges de regards significatifs, que ce soit dans l’effort, la lutte pour survivre ou des moments de détente. On a même droit à quelques sourires complices qui en disent long.
Enfin, pour en revenir à l’absence de dialogue, c’est un choix que Kaneto Shindo assume parfaitement, en cinéaste voulant avant tout montrer. Exemple typique au moment où le plus jeune enfant tombe malade. Comprenant que c’est grave, le père s’affole et court à la ville chercher du secours. Il est complètement essoufflé quand il croise et stoppe un médecin. C’est évident qu’il va l’appeler au secours dès qu’il aura retrouvé son souffle. A quoi cela servirait-il de montrer cette scène ? On comprend parfaitement ce qui s’est passé quand on voit les deux hommes dans le bateau qui les mène vers l’île, bel exemple d’ellipse cinématographique. D’autres scènes sont dans le même style. C’est vrai que le film montre une famille dont la principale préoccupation est le travail nécessaire à leur survie, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne parlent jamais. Ils ont leur mode de vie où la parole est souvent superflue. Les gestes et expressions des visages sont largement suffisants dans la plupart des situations. A mon sens, c’est la marque d’un réalisateur soucieux d’apporter des informations plutôt que du bavardage au spectateur. Ce que capte la caméra est essentiel, avec la succession de situations qui immergent dans un milieu social sans pareil. Dans le cas d’un film assez contemplatif comme celui-ci, les dialogues sont complètement superflus. Mon titre n’a donc absolument rien de péjoratif, d’ailleurs j’aime beaucoup Jacques Brel !