Des bobines de film, entassées dans un local quelconque, vomissent des kilomètres de pellicule abîmée, rongée par le temps. Un homme en déroule un morceau qui a visiblement été épargné. Il semble y chercher quelque chose de précis. Les photogrammes défilent un à un. On croit percevoir la présence d’une danseuse. Soudain, les images prennent vie et la danseuse apparaît à l’écran. Sa beauté est saisissante. En tenue traditionnelle, il s’agit vraisemblablement d’une cambodgienne. Le ralenti sur ses gestes accentue la grâce de cette image éthérée.
C’est ainsi que débute ce documentaire bouleversant. On le comprendra plus tard mais cette image de danseuse fait partie des souvenirs auxquels Rithy Panh s’est accroché lorsque, enfant puis adolescent, il a vécu l’enfer dans les camps de travail khmers entre 1975 et 1979. A l’image, on pourrait presque ajouter, comme dans La Jetée (Chris Marker, 1962) : « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance ». Mais comme le montre le plan suivant, dans lequel une succession de vagues donne l’impression d’une noyade, cette image d’enfance semble plutôt avoir rattrapé Rithy Panh, 50 ans au moment du tournage du film.
Pourquoi cette image ? Rithy Panh le raconte. Avant la prise de pouvoir des Khmers rouges, il a grandi à Phnom Penh. Il avait alors un voisin réalisateur qu’il accompagnait sur les plateaux de tournage. Cet univers le fascinait. Il s’amusait à récupérer des morceaux de pellicule qu’il se repassait dans des boîtes avec une petite lumière. Il lui semblait alors que ces belles actrices « dansaient pour lui ». Puis c’est l’évacuation des villes. Des citadins qu’il fallait « rééduquer » par le travail forcé dans les rizières. Les conditions de vie sont inhumaines, la faim hante les esprits, les maladies prolifèrent, la mort est partout.
Après avoir survécu aux traitements d’un « hôpital » khmer (à base de jus de coco, les médicaments « capitalistes » ayant tous été détruits), dans lequel il aura perdu sa mère et ses sœurs, Rithy Panh se voit contraint d’y rester quelques temps pour laver les malades, et surtout transporter les morts jusqu’à la fosse :
« Parfois, je suis au bord du vide. Il y a des sons creux, des os qui tapent, des mains qui cherchent et qui trouvent celle d’un enfant. Cet enfant qui se dit vivant et qui raconte : c’est moi. »
On l’a dit plus haut : en 2013, Rithy Panh a 50 ans et son enfance le rattrape. Les souvenirs lui reviennent et l’interrogent dans sa vie d’homme. Il repense à son père qui s’est laissé mourir car il ne souhaitait pas être nourri comme un animal :
« Beaucoup ont résisté, beaucoup. En silence, d’un mot, d’un sourire. Parfois il suffit d’un geste pour dire non. Je pense à mon père qui nous annonça son choix. Parfois un silence est un cri. »
Il se rappelle n’avoir pas compris et lui en avoir voulu. Dans un dilemme final bouleversant, il se demande s’il est encore autorisé à vivre, lui qui se sent rongé par la culpabilité de ne pas avoir su (pu) aider ses prochains. Et c’est finalement le cinéma, évoqué au travers de ce souvenir salvateur, qui lui donnera la possibilité de le résoudre :
« Le deuil est difficile, l’enterrement sans fin. Il n’y a plus de wagons à bestiaux. Il n’y a plus de slogans, ni de jeunes gardes noirs. Il y a la terre gorgée de sang. Leur chair c’est la mienne. Ainsi nous sommes ensemble. Il y a beaucoup de choses que l’homme ne devrait pas voir ou connaitre. Et s’il les voyait, ce serait mieux pour lui qu’il meurt. Mais si l’un de nous voit ces choses ou les connaît, alors il doit vivre pour raconter. Chaque matin, je travaillais au-dessus de la fosse. Ma pelle cognait les os et les têtes. De la terre, il n’y en a jamais assez. C’est moi qu’on va tuer ou bien c’est fait, déjà. Bien sûr je n’ai pas trouvé l’image manquante. Je l’ai cherchée, en vain. Un film politique doit découvrir ce qu’il a inventé. Alors je fabrique cette image. Je la regarde, je la chéris, je la tiens dans la main comme un visage aimé. Cette image manquante, maintenant je vous la donne, pour qu’elle ne cesse pas de vous chercher. »
Il y a des images qui ne manquent pas, qui ne manquent jamais : celles de la propagande. En tant que témoin, il y a ceux qui choisissent, pour des raisons diverses, d’oublier. Et puis il y a ceux, afin de combler les vides toujours béants laissés par les idéologies criminelles, qui choisissent de replonger dans le passé, les remous d’une mémoire hantée par les morts et la souffrance ; qui choisissent de ne pas y sombrer, qui sortent la tête de l’eau et qui racontent. Au nom de tous les peuples ayant subi le joug intolérable de l’idéologie, au nom de toutes les images qui manquent pour rétablir la vérité (on pense ici à La Zone d’intérêt (Jonathan Glazer, 2023) qui propose une manière différente de combler ce manque) : merci d’avoir eu la force et le courage de témoigner.