"L’impossible Monsieur Bébé" est une histoire de couple. Mais il n’y a pas que le couple formé par Cary Grant et Katharine Hepburn, il y a aussi celui formé par George, le fox-terrier, et Baby le léopard. Que Baby soit une femelle serait d’ailleurs dans l’ordre des choses, car George et Baby personnifient à merveille Katharine et Cary. Ils résument la structure sexuelle qui sous-tend le film et plus largement l’œuvre de comédie de Hawks. Une œuvre incroyablement cohérente de ce point de vue, ce qu’une pêche au fameux gag du hublot dans "Les hommes préfèrent les blondes" (gag qui avait disparu de ma mémoire, occulté sans doute par sa reprise, non moins fameuse, dans "Frankenstein Junior") m’a donné l’occasion de vérifier.

Chez Hawks en effet la pulsion sexuelle est marquée de régression, mais cette régression prend le tour savoureux d'un retour à l’enfance. Ici c’est la fiancée du paléontologue David Huxley qui le mène à la baguette. Elle permet au grand Cary de livrer sa composition la plus comique avec ce personnage contraint, sorte de professeur Tournesol en habits de communiant dont on sent à chacune de ses gaucheries toute la tension sexuelle qui le travaille.

De l’autre côté Katharine Hepburn travaillée également par sa libido, mais chez elle ça passe par un comportement complètement opposé : elle joue au golf, n’écoute pas ce qu’on lui dit, s’approprie tout ce qui passe à sa portée et croit que la seule chose intéressante au monde c’est elle.

Ces deux-là sont nécessairement amenés à se rencontrer, donc à se rentrer dedans. Une fois que c’est fait il faut trouver un prétexte pour les réunir à nouveau. Ce sera Baby. Mais c’est avec l’extension de ce trio au groupe formé par la tante de Katharine Hepburn, par le major Applegate et par le chien George que le film se débride, dépassant toutes les limites connues pour atteindre des sommets indépassables.

Le caractère véritablement impressionnant de ce décollage provoque un étonnement renouvelé : pourquoi, comment ce délire nonsensique peut-il donner lieu à une telle mécanique de précision ? Quel est le secret ? Grant ? Hepburn ? Les gags ? Ok. Tout est là mais c’est autre chose qui travaille en secret et lie les ingrédients pour achever la recette.

Cette chose, croyez le ou pas, c’est George. Bon, évidemment ça n’est pas George en lui-même mais ce qu’il représente. George le fox-terrier c’est le phallus de poche, le ça domestiqué, l’obsession sexuelle rapportée à la manie d'enfouissement.

Quelqu’un a dit "L’amour c’est l’infini à la portée des caniches". "L’impossible Monsieur Bébé" inverse cette déchéance métaphysique pour s’aventurer dans les territoires de l’animal et rappeler à l’homme l’étendue de sa dette. Ceci ouvre des horizons de dévoiement, d’égarement et de perversion dans lesquels Hawks n’hésite pas la moindre seconde à s’aventurer, ces perspectives étant rendues plus savoureuses encore par le jeu des sous-entendus à peine voilés.

Pour reconstituer les intentions et le sens véritables du film, il faudrait dire ceci :

Cary Grant, soumis au carcan sexuel que lui impose sa fiancée (c’est-à-dire la bonne société), fait la rencontre d’Hepburn. En manque de proie fraîche, elle lui sort son léopard. Il prend peur mais comme il est docile, il se soumet à ses caprices. Ils arrivent chez la tante. A ce moment là, le travail de démasculinisation est achevé. Devant la tante qui le découvre en peignoir de femme il s’écrie : "I just went gay !". George vole l’os (figuration de la situation précédente). Il faut le retrouver (sinon bien sûr ça pourra pas marcher avec Katharine). Cette idée est tellement obsédante qu’elle surgit inopinément pour renommer Cary (il s’appellera Monsieur "Os" : sublime !). Cary/Monsieur Os et Hepburn partent à la recherche de George. George est à la fois la part régressive de Cary et son surmoi castrateur. Il veut enfouir l’os pour l’emporter sur la part masculine et adulte. Ils retrouvent George qui joue avec Baby, le léopard. Ils s’affolent : Baby ne va-t-il pas bouffer George (et par conséquent son os, c’est-à-dire celui de Cary) ? Il y a une résonance magnifique avec le nom de la fiancée : Miss "Avale" (swallow)… Mais non ! Ils sont amis. Tout n’est donc pas perdu entre Cary et Hepburn. Mais là, nouvelle péripétie : un autre léopard se retrouve dans la nature, un méchant ! C’est le côté flippant incarné par Miss Avale qui n’est pas encore maîtrisé. Il le sera par Hepburn grâce à son numéro de Susie la boiteuse : elle aura le dessus sur le méchant léopard qui est en elle (elle lui passe la laisse). Tout est rentré dans l’ordre ! L’os est désormais à sa place et prêt à tout défoncer ! C’est la dernière image : la reconstruction savante du brontosaure s’effondre en guise d’effusion, laissant Cary et Hepburn dans les hauteurs, au septième ciel.

Alors, l’est pas génial ce film ?
Artobal
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 100 films, , Top 15 Films listés par Senscritchaiev, Les statuts meurent aussi (2015) et Top 20 films

Créée

le 9 juin 2013

Critique lue 1.3K fois

38 j'aime

14 commentaires

Artobal

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

38
14

D'autres avis sur L'Impossible Monsieur Bébé

L'Impossible Monsieur Bébé
Gand-Alf
8

Comme chien et chat.

Afin d'apprécier comme il se doit un film comme "L'impossible Monsieur Bébé", il faut bien comprendre que l'on est en face d'une screwball comedy hystérique, où tout est prévisible pour nous autres...

le 26 mai 2013

50 j'aime

4

L'Impossible Monsieur Bébé
SUNSELESS
9

Il n'y a pas de léopard dans le Connecticut.

Holala quel rythme ! Les quiproquos et les situations loufoques s'enchainent dans un rythme infernal et les dialogues sont justes délectables. Toutes les scènes se succèdent parfaitement et sont...

le 8 janv. 2012

47 j'aime

6

L'Impossible Monsieur Bébé
Dimitricycle
3

Cary craque et Katha rate

J'ai conscience d'encourir un grave danger en disant du mal de "L'impossible Monsieur Bébé" (je vais d'ailleurs assez certainement me faire qualifier de philistin ou de fesse-mathieu, ou autre...

le 22 avr. 2011

38 j'aime

85

Du même critique

Le Parrain - 2e Partie
Artobal
9

Merci pour le Coppola

Si le premier Parrain était un "film de parole", mélange entre drame intime et film noir, une histoire de pacte familial transmis dans le sang et les génuflexions (grand film, faut-il le préciser),...

le 17 oct. 2022

88 j'aime

12

Le Voyeur
Artobal
9

Un Tom au-dessus

"Le Voyeur" a brisé la carrière de son réalisateur, Michael Powell, et suscité un déferlement ahurissant contre lui lors de sa sortie, en 1960. Les critiques l'ont reçu comme une pure obscénité, un...

le 17 oct. 2022

66 j'aime

10

Le Grand Sommeil
Artobal
9

Critique de Le Grand Sommeil par Artobal

Ce qu'on aime dans ce film, c'est d'abord (si on a du goût) son cinéaste. Puis, si on a plus de goût, ses acteurs, son histoire et toutes les choses goûteuses qu'il vous offre. Mais alors sur ce...

le 17 oct. 2022

62 j'aime

25