Ce film est excellent, peut-être moins inventif que Synonymes et Le Genou d'Ahed, et formellement un peu moins fou - mais au moins, il tient son propos d'un bout à l'autre, il préserve l'ambiguïté inaliénable de son récit, l'ambivalence de chaque personnage, sans céder au simplisme, ni à l'arrogance. Dans un film de Lapid, tout personnage qui bascule définitivement d'un côté ou de l'autre de la morale est perdu. L'enjeu de son cinéma, c'est de toujours les faire tenir sur un fil, et de beaucoup agiter le fil pour voir comment ils s'en sortent.
C'est aussi un cinéma qui construit des pièges. Chaque film est un piège moral, une énigme posée en travers du chemin des spectateurs. Ici, que penser de cet enfant qui "a" des poèmes ? Que penser de sa nounou qui les lui vole ? De son père qui les refuse ? De son institutrice faisant tout pour qu'il en produise plus ? Voilà les trois destins du poème (de ce poème que nous portons en nous) dans la société néo-libérale : exploité (comme une ressource, jusqu'à l'épuisement, comme la poule aux oeufs d'or), nié (le poème est contre-indiqué pour réussir vraiment), détourné (pillé, volé). A ce que nous avons de beau en nous, il ne peut arriver que le pire. Et les trois destins du poème ont beau s'opposer les uns aux autres, ils n'agissent jamais pour le poème, mais pour eux-mêmes. Le poème est sans allié. L'enfance est condamnée à finir.
Le propos est très dur, le film ménage d'ailleurs quelques scènes éprouvantes, à la limite de la perversité (l'enfant, la chaise et la fenêtre ouverte : un classique hanekien, évité de justesse). Et parfois il est maladroit (quand l'enfant dit ses poèmes sur scène, la séquence est très bancale, elle manque de logique, elle n'est que l'exécution d'un programme). Mais tout tient grâce à ces moments inouïs où Nadav Lapid met en scène la naissance du poème dans le corps de l'enfant. Dans ces moments où l'enfant fait obstinément de courts allers-retours, uniquement obsédé par le fait de dire ce qui vient, presque sans émotion, et où le monde autour de lui s'organise pour recueillir sa parole qui autrement se perdrait dans la gratuité de l'instant, Lapid prouve qu'il n'est pas seulement cynique, et donne à sa blessure (à la blessure de son film) une profondeur réelle, passionnante.