Ang Lee est un cinéaste véritablement inclassable.
L'Odyssée de Pi engage radicalement sa carrière, très hétéroclite et inégale, dans le sillon hollywoodien (déjà senti de loin avec un oubliable Hulk) du réalisateur probablement plus intéressé par les expérimentations techniques et les technologiques que par autre chose.


Ce film-ci, acclamé par le public comme par la critique, récompensé par 4 statuettes dorées outre-Atlantique, s'annonçait comme une expérience de cinéma radicale et différente, celle d'un hui-clos en forme de survival aux effets spéciaux renversants.
Le résultat est tout autre, puisqu'au-delà de la prouesse visuelle qui bien que réussie ne saura jamais être belle, L'Odyssée de Pi est un un produit lisse et sans saveur, aseptisé pour un public occidental insatiable de spectaculaire.


La première partie, et son générique même, mettent aussitôt sur cette voie.


Dans une Inde de carte postale qui brille par la richesse de sa faune, par ses couleurs éclatantes et la vitalité de sa culture (où les religions vivent en harmonie et la pauvreté est invisibilisée), on suit une famille de cultivés et beaux Indiens, qui lisent Dostoïevski, parlent anglais à la maison (excepté lors d'une courte scène d'enfance avec la mère, évidemment plus juste que les autres), et font usage d'une rationalité à l'occidentale, celle qui se veut comme processus de causes et de conséquences, comme croyance en la médecine européenne et sa méthode empirique, et sceptique du métaphysique et de la religion.
S'il est souvent (toujours ?) question de religion dans ce film, celle-ci n'est évidemment présentée que sous la forme d'un brassage ultime de ses formes, sorte de grande fête multiculturelle internationaliste (un Indien anglophone vivant à Pondichéry, ancienne colonie française, part vivre au Canada dans un bateau japonais, avec un cuisinier français - coucou Gérard ! -) qui plaira au plus grand nombre.
Ang Lee nous sert dans cette introduction beaucoup trop longue, une soupe tiède et fade, qui mêlera par la suite aventures et récit écologique, drame familial et réflexions sur la spiritualité dans une forme grossière que les choix visuels illustreront tout du long.


Car le film est la plupart du temps un dégueulis gluant de numérique et de fonds verts, de numérique surchargé, lissant, tel un rouleau compresseur, tous les contours, effaçant toutes les textures, les expressions, les contrastes, la souffrance, la violence.
Tout y est faux, tout y est artificiel ; cela fait parfois sombrer dans le kitsch, avec son zoo synthétique et rose bonbon, ses couleurs pétantes, ses incrustations et ses transitions en fondu particulièrement laides. Des images qui pourraient être sublimes (elles manquent parfois de peu de l'être, lors notamment de ces plans renversants en plongée qui confondent le ciel et son reflet dans l'eau) mais souffrent de leurs boursouflures.


Il demeure, à la fin du premier tiers du film, le seul véritable moment d'expérience physique et de virtuosité technique, la scène particulièrement efficace de la tempête qui fera couler le bateau de Pi et de sa famille et donnera le La de son aventure sur son radeau ; cette séquence, particulièrement éprouvante, vire brutalement à la noirceur, et propose en nous coupant le souffle, une sorte d'apocalypse biblique aux visions d'horreur transcendées par la beauté du chaos.
Un moment, trop court, assez grandiose, suivi par une séquence de violence animale assez terrassante.
Il faut ici bien reconnaître la virtuosité des effets spéciaux qui déjà en 2012 impressionnaient


Car ce film est évidemment produit pour la 3D (technologie aussi vite apparue que disparue). Un visionnage en salle aurait été probablement une autre expérience, bien plus intéressante.
Mais le voir sur un écran de TV en 2D (on remarquera de ridicules choix pour l'édition TV du film, avec changements soudains et absurdes de format pour vainement créer une 3D artificielle - avec notamment des poissons volants sautant hors du cadre formé par les bandes noires) permet probablement de découvrir l'esbroufe et le vide qu'une technologie spectaculaire physiquement renversante aurait tenté de dissimuler.


La preuve, s'il en était encore besoin, que puissance technologique et virtuosité technique ne font jamais à eux seuls un bon film.


Il faut donc se rendre à l'évidence ; l'expérience radicale de l'isolement du personnage principal sur un radeau abandonné au bon vouloir des flots et d'un tigre à dompter ne viendra pas, noyée qu'elle est finalement sous une avalanche de poncifs métaphysiques, de visions oniriques (qui proviennent probablement du livre, mais qu'une mise en image rend claires) et le dressage d'une liste de rencontres avec tout ce que les fonds marins peuvent contenir d'animaux.
Notons tout de même que le récit est suffisamment riche en péripéties et que l'acteur principal est particulièrement convaincant dans un rôle pas évident, pour que les un peu plus de deux heures du film tiennent divertissent.


Enfin, une dernière partie, se faisant pendant de la première, vient alourdir encore une fois le récit, en commentant tout (la faute à une voix off pénible, qui parvient même à gâcher la scène d'adieux, l'unique susceptible d'émouvoir) et sur-explicitant des métaphores aisément compréhensibles, proposant par des procédés assez détestables, une mise en abîme de l'écrivain.


L'Odyssée de Pi, derrière ce qu'il prétend nous montrer, n'est en effet en aucun cas un film hommage à la nature, un film sur sa beauté.


Il n'en est finalement jamais question.


La nature montrée est une création de toute pièce, une création de ce que l'existant aurait rendu tellement plus puissant, la fabrication d'un monde animal réduit à une constante humanisation.
Souffrant dans son traitement d'une hiérarchie particulièrement spéciste si l'on puit dire (le tigre, indomptable et suprême, le zèbre insignifiant dont aura pitié sera tué par une hyène évidemment vile et cruelle qui tuera même le passionnant orang-outan dont on adorera la proximité avec l'humain - on comprendra peut-être mieux par un twist final le choix de cette hiérarchie), le monde animal, et la nature dans sa globalité, en plus de voir un réalisateur préférer les recréer numériquement pour mieux les contrôler plutôt que de les capter dans leur puissance, souffrent tous deux d'un traitement anthropomorphique permanent poussé à son extrême (jusqu'à rendre humaine une île pour en dénoncer l'impact sur la biodiversité).
Ainsi, tout ce qui est étranger à l'humain est humanisé ou tenté d'être contrôlé, tandis que tout ce qui le dépasse, la violence des flots et des cieux par exemple, tout ce que l'homme ne peut pas (encore) maîtriser, tout ce qui lui échappe, devient l'occasion d'une divinisation réductrice (donc d'une humanisation).


La forme épouse donc le fond ; le défi vainement démiurgique laisse place à l'artificialité prétentieuse d'une technologie toute puissante et laisse de côté ce qui aurait fait un beau film.


L'Odyssée de Pi n'est en effet pas un film sur la nature.
Son twist final qui propose une relecture du film dans son entier laisse poindre un film tout autre, laissant apercevoir la violence d'une nature sans maître, et la solitude physique et psychologique d'un homme face à cette vertigineuse immensité et face au drame atroce et injuste qui l'accable et dont il cherchera, par le pouvoir de création (de mythes et de récits) qui lui est propre, à se protéger toute sa vie.


Dommage, L'Odyssée de Pi a décidé d'être un tout autre film.

Charles Dubois

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