Voici un film que je voulais voir pour diverses raisons dont en particulier son sujet central, l'Holodomor, cette famine qui a sévi en URSS et principalement en Ukraine en 1932-1933. Que ce soit Agniezka Holland qui s'empare du sujet n'était pas non plus pour me déplaire.
L'angle d'attaque pris par la réalisatrice a pour base le témoignage effectué par un jeune journaliste ambitieux Gareth Jones. Ce dernier avait commencé sa carrière dans le cabinet de Lloyd George avant de rencontrer en 1933 Hitler dans son avion privé en compagnie de Goebbels. Devenu journaliste free-lance, il s'intéresse aux moyens de financement de l'URSS qui développe à vitesse accélérée une imposante industrie très capitalistique, tous azimuts (automobile, chimie, sidérurgie, armement …). Alors qu'au même moment, le monde occidental n'en finit pas de se sortir de cette crise économique de 1929 avec des industries et activités économiques partout en berne. À l'occasion d'un voyage en Ukraine où il fausse compagnie à son guide, il découvre une réalité terrifiante où, en clair, la population est affamée pour pouvoir exporter un maximum de blé.
De retour en Grande Bretagne, le témoignage de Jones se heurte à diverses difficultés : face à la menace naissante de la montée du nazisme, Etats-Unis et Grande Bretagne sont dans une logique urgente pour établir des accords, au moins commerciaux et techniques, avec l'URSS et ne sont donc pas disposés à écouter Jones. D'autant plus que le journaliste du New York Times, Walter Duranty, correspondant à Moscou, prix Pulitzer pour des articles flatteurs concernant les progrès "indéniables" et le miracle économique apportés par la Révolution d'Octobre, dément formellement les accusations de Gareth Jones.
Tout ceci est bien intéressant, presque nouveau pour moi qui n'ai jamais eu tellement l'occasion de m'intéresser à cette question de l'Holodomor.
Seulement voilà. Comment d'un témoignage ponctuel qui tient, pour beaucoup, de l'émotionnel et, ma foi, du hasard, passer à quelque chose de plus construit, qui démontre le lien de cause à effet, qui mette en cause le système soviétique. Là, on n'est clairement pas dans le journalisme d'investigation qui nécessite de recouper les informations mais plutôt dans le registre du lanceur d'alerte (pour employer un vocabulaire moderne). C'est bien, c'est une étape nécessaire, certes, mais est-ce suffisant ? À voir le mince succès d'estime, pour ne pas parler d'échec que remporte Gareth Jones à son retour, la réponse est non. D'autant que l'URSS accepte de le voir retourner chez lui sous réserve du sort d'une poignée d'ingénieurs britanniques emprisonnés pour espionnage, comme par hasard.
Et Agniezka Holland a beau habiller le scénario de beaucoup de détails, elle n'est malheureusement pas plus convaincante pour cela.
Par exemple, elle pose en filigrane du film, le personnage de Georges Orwell, un contemporain de Jones, l'écriture – en temps réel – de son roman "La ferme des animaux" , comme si cela pouvait être un élément complémentaire à charge sur le sujet de l'Holodomor. Or à ma connaissance, si le roman (satirique) s'applique au système politique soviétique, il s'adresse tout aussi bien à tous les systèmes totalitaires.
De même, le journaliste américain Walter Duranty est, comme on dit chez moi, largement habillé pour l'hiver (très froid en URSS, comme on sait). J'ai dit plus haut qu'il fut un grand thuriféraire de l'œuvre de Staline, ce qui est effectivement bien connu et qu'on retrouve avec toute sa morgue dans le film où il s'adresse à Gareth Jones à son retour d'Ukraine, alors dans les mains du NKVD.
"Mon cher monsieur Jones, un jour arrive à chaque homme de devoir choisir une cause plus grande que sa personne et que toutes ses misérables ambitions réunies. Cela vous arrivera peut-être. Quel dommage, vous auriez fait un bon journaliste."
Si ce message est bien clair sur le positionnement politique du correspondant américain à Moscou, était-il pour autant nécessaire de le montrer longuement, tout nu, organisant des parties fines et orgiaques (avec prostituées, alcool et drogues) à l'hôtel Métropole avec les autres journalistes et correspondants de presse qui n'avaient pas le droit de sortir de l'hôtel sauf dûment chaperonnés ?
Un bel exemple de facilités scénaristiques où pour hisser Gareth Jones au-dessus de la mêlée, on n'hésite pas à trainer les autres dans la boue ou dans la dépravation. Encore une autre phrase attribuée à ce Duranty à qui l'on fait remarquer sa bassesse, qui n'explique rien et excuse encore moins : "que signifie être dérangé dans un monde dérangé"
Rien à dire sur les choix de la distribution sur des acteurs que je ne connais pas ou peu. James Norton dans le rôle de Jones, Peter Saarsgard dans le rôle de Duranty font le job. Notons cette actrice Vanessa Kirby, qu'il me semble avoir déjà croisée je ne sais pas où, dans le rôle d'une journaliste pro-communiste qui a, parfois, un peu de mal à se regarder dans une glace, surtout quand elle écrit sous la dictée ses articles élogieux.
Pour finir cette déjà trop longue critique, je dirais que j'ai été certainement intéressé par le sujet mais que globalement je reste très largement sur ma faim. Non que je doute de la finalité de l'histoire véridique de ce journaliste et de l'Holodomor, mais le film n'apporte pas assez d'éléments de réflexion. Il est possible que l'angle d'attaque soit un peu insuffisant pour remplir le "cahier des charges" qu'imposerait le titre ronflant "L'ombre de Staline".
Il est vrai aussi qu'Agniezka Holland avait, plus modestement, circonscrit le titre du film à la seule personne du journaliste "Mr Jones" …