C’est le plus beau Garrel depuis La frontière de l’aube. Celui qui semble le plus en phase avec son désir d’épure, qu’il tisse dorénavant de film en film, variant à peine les motifs, les plans, l’énergie mais suffisamment pour ne pas refaire le même film que précédemment. Malgré quelques embardées couleur Garrel semble revenir définitivement au noir et blanc, qui à l’image du film n’avait jamais paru aussi léger, bienveillant. C’est un Garrel qui finit bien, comme un Rohmer. C’est assez déconcertant sur le moment mais on s’y fait. C’est une caresse, une friandise, ce qui ne l’empêche néanmoins pas d’atteindre une forme de gravité fataliste chère au cinéma garrelien ; où les couples se défont par divergences discrètes et par dissonances à peine visible. L’ombre des femmes donne à voir cet invisible-là, au sein d’un couple qui se trompe mutuellement, sans le savoir, tout du moins il tente de le débusquer au moyen d’un vaudeville pas comme les autres, où les sourires sont aussi prégnants, puissants et amples que les larmes. Epure narrative convoquée jusque dans la durée même du métrage, qui aurait pu être un court mais qui est à peine plus long, comme si Garrel avait élagué au maximum pour n’en garder que la sève et la malaxer à son goût. La longueur importe souvent peu chez Garrel d’ailleurs, ses films ne se calent jamais sur une certaine idée de temps donné. Le récit glisse, diverge, se brise, reprend, s’arrête. Il y a de très belles ruptures dans L’ombre des femmes, ça aurait pu durer davantage, combler parfois entre les lignes mais le cinéaste a opté pour sa brièveté. Ce qui est fort ici c’est de parvenir à intégrer la petite histoire dans la grande, les faire résonner en écho, sans lourdeur et sans jamais dégager de temporalité distincte. C’est la voix off, discrète qui nous offre cette temporalité. Stanislas Merhar est bouleversant, je crois que c’est la première fois que je le trouve aussi beau. Il joue Pierre, alter ego garrelien comme toujours, cinéaste en quête, amoureux opaque, romantique éternel, qui traverse toute cette filmographie, des Baisers de secours à La jalousie. Garrel est probablement le cinéaste en activité dont l’œuvre est la plus cohérente, une projection complexe de lui-même. Ce sont des films au présent, dans lesquels on reçoit tous ses doutes, ses aspirations, ses souffrances. Une fois encore ici, la fin est bouleversante. Elle est pourtant à l’opposé de celle du Vent de la nuit, dont je ne me remettrais jamais. C’est fascinant. Il y a enfin un apaisement chez Garrel, une forme de sagesse sereine un peu étrange, comme s’il retrouvait une jeunesse joyeuse. Et pourtant L’ombre des femmes n’est que valse dangereuse, une partie de cache-cache, de mensonges, de trahisons, à l’image de ce vieil homme que Pierre écoute et filme, résistant de la seconde guerre, dont on apprendra finalement qu’il était de l’autre côté et s’était construit un souvenir héroïque de toute pièce. Pierre et Manon sont des résistants à leur façon, s’aiment passionnément mais sont passionnés par les dangers de l’amour, tellement qu’ils refusent tous deux d’être le miroir de l’autre, Pierre plus que Manon d’ailleurs, elle qui sait la vérité quand lui est incapable de la soupçonner « C’est toi qui me l’a dit. Tes gestes. Ta façon de te coucher. » Les femmes chez Garrel ont toujours ce temps d’avance. Les hommes ne sont que leurs ombres. A la fin c’est Manon qui annonce la supercherie du vieux résistant à Pierre. Elle est venue à son enterrement en le sachant. Sans doute uniquement pour revoir Pierre et parce qu’elle savait qu’ils retomberaient dans les bras l’un de l’autre.