C'est un Jacques Demy quelque peu désorienté, désargenté qui tourne la Baie des anges. Il traîne des projets sous le bras qu'il n'a pas encore les moyens et la réputation (donc le soutien) nécessaires pour mener à bien, et il ne veut pas recommencer les compromis auxquels il a dû consentir pour Lola.
La baie des anges n'est donc pas un Demy reconnaissable immédiatement : le film est peu chatoyant, même si les images en noir et blanc de Jean Rabier sont superbes. Mais surtout, c'est ici le scénario qui frappe par sa sobriété et par sa tonalité. Pas de récits entrecroisés ou de trajectoires parallèles ici, ou alors vraiment bien peu : l'intrigue est centrée sur les deux personnages principaux, campés par une Jeanne "Monroe" Moreau platine et sublime, accompagnée de l'élégant, sobre et séduisant Claude Mann. Un prologue parisien nous introduit ce personnage, jeune homme intègre dont le collègue de travail, malicieusement nommé Caron (l'onomastique est toujours riche chez Demy), l'introduit dans les cercles de jeux d'argent. On devine immédiatement une trajectoire inévitable : pris au goût, le beau jeune homme sera galvanisé par une chance du débutant avant de chuter inexorablement une fois accro au jeu.
Sur une trame simpliste, Demy parvient pourtant à broder une histoire très belle, grâce au personnage complexe de Jeanne Moreau. Brièvement aperçue au début du film dans un casino de la région parisienne, elle retrouvera le beau jeune homme sur la Riviera, entre Cannes, Nice et Monaco, où les deux jeunes personnes auront une aventure passionnée et marquée par la folie du jeu. L'essentiel du film consiste ainsi en des scènes de casino, de roulette à proprement parler, où nos compagnons misent, perdent, gagnent, reperdent ou regagnent des sommes faramineuses qui peu à peu sont totalement déconnectées de toute réalité. Comme toujours chez Demy, il y a une ivresse de la narration : répétition des scènes, ritournelles obsédante de Michel Legrand associée à la dynamique chanceuse du jeu, voyages et acquisitions puis scènes de crises lorsque l'argent vient à manquer. Logique simple mais psychologie complexe : on devine derrière la blondeur immaculée et la beauté fragile de Moreau une femme ravagée par son addiction et ses contradictions. Femme-enfant irresponsable mais indépendante, autoritaire mais parfois soumise, amoureuse et vénale. La spirale semble infernale et l'issue paraît unique mais Demy, en bon optimiste, ménage une sortie vers la lumière et peut-être aussi l'espoir, sans argent mais pas sans bonheur.