Le chaos en autogestion (art de la contrainte fertile)

Parfois les films ont déjà commencé avant qu’on nous y invite. C’est le cas de La bataille de Solférino, premier long métrage de Justine Triet (Sibyl 2019, Anatomie d’une chute 2023). Le dialogue a déjà commencé, les enjeux sont déjà amorcés, le mouvement caméra est pris en cours de route. Le spectateur débarque dans un univers qui semble exister sans lui, un univers en constant mouvement, doté de son inertie propre. Un chaos.

Le mouvement est d’abord sonore : « Laetitia, je sais plus quoi faire, on a fait tous les jeux là ! ». Pris de cours, on a à peine le temps de comprendre de quoi il s’agit que l’image d’une femme, la Lætitia en question, zigzagant dans son appartement, apparaît.

Pendant les 10 prochaines minutes, la situation et les personnages restent difficiles à cerner. Ne serait-ce que d’un point de vue vestimentaire, Lætitia se cherche sans arrêt : nuisette du matin, à laquelle elle ajoute un pantalon, puis plus de pantalon, puis un sweat-shirt à capuche, puis nue, puis une robe orange avec une veste noire, puis « y’a des trucs qui te vont mieux j’trouve… essaye autre chose », à nouveau nue, puis robe noire à strie, à nouveau nue, enfin tunique bleue moulante, avec un jean, et une veste pour le scooter. Le tout au milieu des pleurs d’une seule de ses filles, et alterné par des séquences d’un type hésitant sur quelles fleurs, puis sur quelle babiole asiatique, acheter.



Cette mise en scène en montage alterné immerge dans un état général instable et oppressant. Avant même que l’on s’en soit rendu compte, l’étau s’est déjà resserré sur nous, quelque part entre notre envie première de regarder le film et l’apparition tardive du titre. Fin des 10 minutes d’introduction, et pour ne rien arranger, nous voilà en caméra embarquée sur un scooter, dans les rues de Paris. Nous quittons donc brusquement le contexte intérieur, pour se retrouver dans la foule, rue Solférino, dimanche d’élection. On entend une journaliste parler (à juste titre) de « fourmilière ». On voit enfin un peu clair sur Lætitia : elle est journaliste reporter télé le jour, et mère… à temps plein.

Vincent – le type hésitant du début – multiplie les coups de fil à l’appart de Lætitia. Marc, qui garde les deux petites, Jeane et Liv, n’aura la paix qu’au son en off du Prélude et fugue No.2 en Do mineur de Bach, hymne parfaite pour l’urgence précipitée. Puis irruption de Vincent dans l’appartement, puis extraction au bord du violent.

Il y a un vrai côté thriller dans ce film, qui ne vient pas du scénario, mais de comment la réalisatrice précipite les corps de ses personnages/acteurs dans des situations d’hyper-vigilance. On viole l’intimité des acteurs en donnant à leurs personnages leurs propres prénoms. On les filme depuis des focales moyennes ou longues, comme un documentaire qui chercherait à voler des moments d’acteurs en ébullition – clairement école Cassavetes. On confronte les corps à une menace hyper-citadine constante, et on ne cherche pas à les en extirper. C’est une prise d’otage de nos nerfs et de notre gestion du stress, mais disons-le, c’est une prise d’otage honnête. Une prise d’otage malhonnête serait de compter sur notre capacité à l’empathie pour pardonner des comportements et des effets de style – et l’on sait bien que beaucoup en sont friands –. Là c’est une introduction violente dans l’intimité des personnages, mais le film ne vend pas autre chose, il s’arrange du chaos ambiant. Il n’y a ni promesse d’un échappatoire, ni condamnation à pire. Peu après, quand Vincent cherche à faire bouger le chien d’Arthur, c’est oppressant et répétitif, mais ce n’est pas un moyen de jugement sur le personnage, ou encore moins un effet dramatique ; c’est irritable et c’est tout.



Des plans en plongée sur la foule, rue Solférino, nous amènent déjà au climax du long métrage. Nous sommes à 40 minutes de film, il en reste 40 pour le finir. Place à la bataille !

Le lieu de cette bataille est déjà intéressant, puisqu’il ne porte pas le même enjeu pour tout le monde. Là où il est le lieu de soutien à un candidat à la présidentielle pour certains, il est le lieu de travail de Lætitia ; bien que ce soit difficile de le considérer comme tel. Le lieu de travail d’une journaliste reporter étant là où elle se rend avec son micro, Lætitia ne connaît pas de lieu de travail bureautique protégé. La rue Solférino est en fait un non-lieu de travail, où ses enfants peuvent débarquer, où son ex-mari peut s’immiscer, où son intimité peut faire irruption ; d’où l’ambiguïté de Lætitia qui justifie la présence des enfants, mais n’accepte pas celle de Vincent. Le ton monte entre Vincent et Marc – censé gardé les deux petites de Lætitia. Ce Marc est la vulnérabilité qu’il faut au spectateur pour se sentir agresser par la folie ambiante. Il est clairement le personnage vers lequel notre empathie va le plus, et la réalisatrice le sait bien. Il est le spectateur propulsé dans un film qui avancera sans lui. Il a presque les larmes aux yeux, n’ose pas crier, n’a clairement pas un naturel à s’énerver, ou à se retrouver dans des situations qui le dépasse. Question existentielle : le spectateur impuissant doit-il crier à sa réalisatrice qu’il est dépassé ?

Décompte, résultat. Cris de joies de la foule. Crise d’angoisse de Vincent dans la foule. Interpellation de la police : Vincent a tenté de se barrer avec les filles. Lætitia rejoint Marc au bar censé faire refuge, mais ils sont chassés après altercation avec le serveur.



On assiste ensuite à des situations plus simples, à des non-évènements. Après ce qui vient de se passer, tout paraît plus calme. Vincent est dans le fourgon de police, ça parle salade composée. Rue Solférino, on assiste à l’après-victoire. Les corps dans leurs faiblesses, qui finissent bien trop alcoolisés, bien trop loin de la raison initiale qui les a poussé à venir ici. Les mouvements approximatifs laissent place aux agressions de fin de soirée. Le portable d’une femme est volé, les rues sont devenues des poubelles, les CRS interviennent. La banalité citadine. La ville sans euphorie collective c’est triste, parce que la ville, c’est une euphorie collective.

De nuit, cette euphorie se transforme en une lamentation floue et douteuse : « Tu te laisses écraser par des modèles, tu n’as aucune imagination par rapport à l’existence. […] Tu fais défaut d’imagination », c’est ce que dira un homme, connaissance de Lætitia, qu’elle croise dans la rue en rentrant. Sans jamais catégoriser, Justine Triet met en avant, dans ce personnage, le tic culturel qu’elle semble chercher à éviter tout au long de son film : parler de rien, s’éterniser sur de la théorie. Lætitia finit d’ailleurs par lui dire : « C’est flou un peu ce que tu dis, tu vois… c’est pas précis… C’est trop vague ! ». En fait, ce faux intellectualisme spleenard qui n’écoute pas mais s’écoute lui-même, est utilisé comme une nouvelle source d’oppression. Monologue (malgré la présence de 3 personnages) lunaire, passif-agressif, qui pense sur du rien, qui ne veut rien dire, parce que trop vague, parce qu’on ne sait déjà plus de quoi on parlait y’a deux minutes, entretenu par ce mâle, grand à la voix grave, entouré d’une jeune femme étrangère qui ne peut pas comprendre ce qui se dit, mais que l’homme cherche à fasciner de son parisianisme réputé, et d’une Lætitia fatiguée et célibataire, que l’homme cherche à garder pour la soirée. C’est une séquence toute simple de trois personnages qui marchent dans la rue, et l’enjeu de la « discussion » ne crie pas son nom, pourtant on ressent l’étouffement de Lætitia. Parce qu’après autant de vrai pris dans la gueule (climax décrit plus tôt), comment peut-on imaginer qu’une Lætitia puisse apprécier un discours pseudo-philosophique sur le « défaut d’imagination » ?



Pour son premier long métrage, Justine Triet propose un film anti dialogue-trop-écrit, refusant les personnages qui sortent des répliques toutes faites, sans avoir pris le temps de réfléchir. Un film qui se met à la hauteur du langage vrai, parlé comme corporel, dont les dialogues sont approximatifs, comme dans la vie. Et c’est précisément ce qui captive, ce qui tient l’attention. Les personnages ne nous donnent pas la fausse impression de savoir où ils vont, on voit bien qu’ils sont dépassés. Beaucoup de films veulent trop souvent se faire croire que si ça sonne vrai à l’écrit, ça sonnera vrai à l’oral, pourtant il n’y a rien de plus vrai que cette séquence (prise au hasard) où Lætitia rentre chez elle :

« Bonsoir ! Tu dormais ? 

- Euh… Non non non, j’regardais un truc euh..

- ça va c’était un peu chaud hein j’suis un peu désolée si c’est… C’est, ça m’a vachement aidée qu’tu sois là là, qu’tu viennes…

- Euh non non mais y’a pas d’problème euh… ça, ça va ça a été.

Silence.

- Bon elles.. elles ont bien dormi les filles, ça va ?

- Ouais, ouais Liv était crevée, elle s’est tout de suite endormie. Jeane a mis un peu plus de temps mais euh… mais voilà.

- D’accord. Bon ben merci hein. Merci beaucoup en tout cas, ça m’a beaucoup aidée quoi, que… J’espère qu’on va réussir à s’voir une autre fois, un peu moins euh speed quoi

- Mmmh mmh ben oui, y’a pas de raison… »

C’est peut-être bête à lire, mais beaucoup de choses se passe dans des échanges comme ça. On sent une gêne de dialogue et de corps, les regards fuyants, une colère fatiguée de Marc, un sentiment de culpabilité de Lætitia, et presque même une tension érotique douce.



Les séquences de fin à l’appartement font taire la part de nous qui pouvait croire que La bataille de Solférino ne donnerait que dans le sensationnalisme de tourner un jour d’élection. Justine Triet tue l’idée de la tension dramatique finale, en ralentissant son film, en l’assombrissant même, et en l’immobilisant. C’est l’avantage d’avoir placé son climax suffisamment tôt, après avoir maltraité l’intime, elle peut maintenant lui redonner un cadre. Superbe idée qu’on a pu retrouver plus récemment dans le génial Rien à foutre de Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, qui pour les trois dernier quart d’heure font basculer leur film dans un cadre plus intime, un rythme plus lent, et un état de deuil.

Dialogue de sourd à trois, incroyablement mené par Vincent Macaigne, Lætitia Dosch et Arthur Harari. On ne se lasse pas de les voir se regarder, se répondre, se gueuler dessus, se calmer, se renvoyer la faute, se marrer. Jusqu’à l’arrivée de Virgile, mec de Lætitia, un peu gênant, un peu mou, un peu irritant, voir navrant. Toutes ces séquences s’intéressent à un jeu un peu à côté, à côté de ce qu’il se fait, à côté du jeu qui se montre, qui s’invente des personnages. C’est un jeu qui tolère, et laisse même la porte grande ouverte, aux gênes, aux maladresses de comportements et de langages, aux reformulations, aux hésitations. On laisse le temps aux personnages de s’expliquer, mais chacun ne le fait pas, chacun ne sait pas forcément le faire, chacun est maladroit.


Abrupte et hybride, La bataille de Solférino est l’errance d’une urgence intranquille, qui joue sur les codes télévisuels news, documentaires, cinématographiques école jazz/Cassavetes, sur le rapport au politique, élection politicienne face à la politique de l’ordinaire, bataille présidentielle contre bataille parentale. Justine Triet nous fait sentir son artisanat, son économie d’effets de mise en scène, sa recherche expérimentale du jeu, à partir de ce qu’offrent les corps. C’est un film qui horizontalise les combats, les enjeux, mais contraint les corps.

Un chaos c’est un équilibre, voilà pourquoi un chaos est toujours autogéré. L’intelligence de Justine Triet est de créer des espaces propices au chaos, et d’y intervenir juste ce qu’il faut, pour provoquer des bascules de relances. D’un point de vue production, le film est bourré de contraintes, parce que beaucoup de séquences avec des jeunes enfants, parce que réellement tourné le 6 mai 2012 au siège du PS, parce que tournage de nuit en plein Paris… Mais La bataille de Solférino bénéficie de ce qu’on pourrait appeler ses « contraintes fertiles », comme l’on parle maintenant de « désobéissance fertile », au lieu de désobéissance civile. Laisser le chaos s’autogérer c’est bénéficier de ces contraintes fertiles. La suite de la carrière de la réalisatrice le confirmera. La contrainte est fertile. La désobéissance aussi.

FlorianMorel
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le 28 sept. 2023

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Florian Morel

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