« L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains d’une bête humaine qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves.
C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « Sésame ouvre-toi de l’enfance » : IL ÉTAIT UNE FOIS….. »
Alors voilà : il était une fois un film, La Belle et la Bête de Jean Cocteau, qui s’ouvrait sur ces mots, invitant le spectateur à plonger dans sa diégèse merveilleuse comme l’on plongeait, enfants, dans les contes que nous lisaient nos parents. La Belle (Josette Day) est belle en tant que bonne et elle le reste une fois habillée dans ses différentes robes étincelantes. Elle explore la roue chromatique des émotions tout au long du film, tantôt effrayée, tantôt dure, tantôt souriante dans les bras du Prince. La Bête (Jean Marais), malgré sa laideur, est magnifique. Sa carrure hors-norme, la texture poilue de ce costume, les dents noircies et les canines acérées, les oreilles qui bougent quand l'instinct bestial ressort, tous les détails participent à lui donner une crédibilité et une consistance à l’écran. Le costume est si réussi que les gros plans, pourtant dangereux avec ce genre d’artifice, sont à l'opposé d’être risibles ; ils sont profondément touchants. Toute la bestialité de la créature transparaît dans la première séquence où Belle la rencontre, une biche morte et pleine de sang gisant aux pieds du monstre. Pourtant, la Bête s’avère être une créature sensible, romantique, amoureuse. Lorsque Belle s’évanouit, il la porte dans ses bras puissants et la ramène à sa chambre. Lorsque Belle lui exprime son envie de rejoindre son père, une larme légère, subtile, douce coule au coin de son œil terrifiant. Lorsque Belle ne le regarde plus, il en meurt.
Je ne sais pas à quel point cet effet était voulu par Cocteau, mais les bords arrondis du cadre participent à iconiser l’image, à passer du film au conte. La rupture entre le réel et le fantastique se fait avec les branches des arbres qui ouvrent ou ferment le passage du château, tout en pudeur. À l’extérieur, le château de Raray et ses sculptures apportent un charme ésotérique au lieu ; à l’intérieur, les bras qui tiennent les flambeaux et les sculptures humaines vivantes (se servir de corps comme éléments de décor est un effet subjuguant qu’utilisera également des décennies plus tard Bertrand Mandico dans son glaçant Notre-Dames des Hormones [2015]) renforcent l’occultisme, la magie noire que peut ressentir le visiteur. C’est pour ces raisons que lorsque Belle entre dans le château pour la première fois, elle semble en pleine déréalisation, prisonnière de l’obscurité et effrayée, se sentant déjà comme morte. Elle devient un ectoplasme, se déplaçant au ralenti, sans que ses jambes n'aient à bouger (René Clément explique que Josette Day était sur un tapis tiré par des techniciens), comme si elle volait dans les couloirs. Derrière les murs en pierre de ce château terrible, les rideaux blancs qui flottent au vent accentuent l’aspect fantomatique de cette scène, mais sont également déjà l’annonce de la douceur dont fera preuve la Bête à l’égard de Belle. Le contraste entre la beauté de la lumière douce et irréelle, étincelante, qui se transforme en cristaux, en diamants, et la dureté des ombres noires, coulantes, qui recouvrent toutes les scènes de nuit et à l’intérieur du château souligne bien l'aspect tantôt merveilleux tantôt fantastique du conte. La lumière est belle, brillante, resplendissante, l’ombre est comme la Bête, cachant en sein une grande sensibilité.
La rupture entre le fantastique et le merveilleux s’opère quand Belle découvre à quel point la Bête est pleine d’amour. Elle qui est si belle et ne possède rien est touchée par le fond intérieur de ce monstre si laid mais qui a tout. Les moultes robes que la Bête lui offre la font rayonner. Les bijoux que seule elle peut porter lui révèlent enfin une valeur qu’elle n’imaginait pas. Le miroir qui montre, dans un gag plutôt drôle, ses sœurs ainées, mauvaises, méchantes, respectivement comme une vieillarde et comme un singe, reflète simplement la pureté de la Belle, puis celle de la Bête moribonde. Cette Bête qu’elle n’aime pas, non, mais qu’elle “aime… bien. Ce n’est pas pareil.”. Bien que la seconde moitié du film m’ait moins touchée, elle reste pleine de jolies surprises, comme lorsque Belle, pleine de compassion pour son père en proie à la maladie et à la misère, pleure littéralement des diamants.
Ce film est tout simplement beau. Profitant de la magie du cinéma pour exprimer sa poésie, Cocteau a su livrer un film intemporel qui ne tombe jamais dans le kitsch, contrairement à ce que je craignais. Peut-être esthétiquement l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma.
01/08/23