Dans le cinéma de genre français, La Bête est un bousculement par la subtilité de son dispositif. Bertrand Bonello lacère, mais non parce qu'il brutalise son image ou son public, non parce qu'il en ravive un grain, une matière désespérément passée et recrachée, mais au contraire parce qu'il ose, dans un geste parfois maladroit, presque naïf et au fond surfacique, s'engouffrer dans une image de l'avenir qui précisément se refuse à la vue, se cache, se terre dès qu'on voudrait la révéler. A l'heure de l'accélération fulgurante de l'image générée par intelligence artificielle, un tel geste, même inaugural, se montre salvateur : c'est qu'il ne s'agit pas seulement d'intégrer la modernité dans la narration cinématographique, d'adapter celle-ci aux formes contemporaines de « médias », plus que cela, c'est pour Bonello l'occasion de repenser le rapport profondément humain à la représentation et à l'expression qui se situe précisément dans l'image. Surtout, c'est que cette exploration du gouffre de la modernité, technologique, passe justement par une rétrospection de l'image de genre passée. La Bête n'est pas qu'un succès de réinvestissement du genre français, c'est une véritable réhabilitation du maniérisme : habitant l'artifice, Bonello saisit l'étincelle de lumière charnelle qui surgit au sein de l'obscurité des rouages.
Dans sa succession temporelle plus ou moins schématiquement linéaire (d'abord ce que l'on pourrait appeler un prologue en 1910, adaptant plutôt strictement la nouvelle La Bête dans la jungle de Henry James, puis une période plus ou moins contemporaine en 2014 et une vision d'un futur dystopique en 2044), La Bête semblerait dès lors recherche, poursuite d'un progrès de l'image et du cinéma de genre, poursuite également de la réflexion de James sur le désir amoureux. Il y a d'abord le genre mélodramatique, codifié, quelque peu suranné du film historique, du film de costumes dans lequel les sentiments lyriques s'envolent pour retomber maladroitement dans la lourdeur des étoffes. Puis il y a le thriller, à l'américaine pourrait-on dire, l'horreur contemporaine qui se place à la fois dans le numérique de l'ubiquité presque humaine, ou de l'humain presque omniscient, et dans la matérialité d'un Los Angeles/Hollywood terriblement lynchien (il faudra y revenir), c'est-à-dire dans une usine à rêves qui se réfléchit elle-même dans le vase-clos de ses propres créations et représentations. Enfin, il y a la pure science-fiction, la dystopie qui semblerait montrer le gouffre de l'image du futur, ou de l'image future, dans son horrible neutralité, dans sa froideur, sa pure rationalité (voir le déblaiement géométrique des rues parisiennes). Alors, n'y aurait-il qu'à suivre une évolution de l'image, de son innocence romanesque à la négation arithmétique, dans un processus de réflexion, de digestion numérique, et progressivement d'aseptisation ? Quelle serait ici l'étincelle humaine, alors que l'ombre de l'I.A. plane sur cet acte de réminiscence et d'avancée rétrospective ?
Il faut bien voir ici dans la fragmentation narrative une succession d'images et de leurs associations : de ce point de vue, La Bête marque par la densité de son imaginaire foisonnant, incorporation d'objets, de signes ou mêmes de simples trouvailles, d'idées de mises en scènes qui prolifèrent et toutes forment un mille-feuille dont il s'agit d'étudier les répercussions.
A travers ces images, poupées, pigeons, fantasmes, une même question : qu'est-ce que la bête que l'on recherche ? C'est bien tout l'enjeu de la scène introductive, dont l'isolement narratif et temporel ne font que manifester d'avantage son flou. Dévorée du vert des fonds numériques étouffants, Léa Seydoux/Gabrielle Monnier simule la rencontre. Mais la nature même de cette rencontre est d'être dès lors vide, creuse, restreinte. La bête n'est plus bestialité, la bête est au contraire celle d'une vitalité qui déjà n'est plus, d'une violence qui surgit du désir davantage par sa négation. Il s'agit là du constat originel de la nouvelle de James, celui de l'annihilation de l'amour par la crainte, c'est aussi ce que prolongerait ainsi Bonello, jusqu'à l'avenir de l'artificialité numérique, jusqu'au cri final d'une Seydoux devenue Laura Palmer, horreur de la confrontation à la négation même du désir amoureux, et dont l'oppression réside désormais précisément dans cette négation et dans l'instauration d'une relation purement mécanique, c'est-à-dire d'un foyer à proprement parler oppressif.
La Bête serait alors ce constat évolutif : celui d'une image de genre en progrès, en phase de neutralisation, vers le numérique, vers l'artifice d'intelligence, celui d'un amour qui s'artificialise également, pour ne révéler que sa violence sourde dans la froideur. Or, c'est également que cet étouffement de l'amour passe justement par celui de l'image. La figure de la poupée, revenons-y, en est révélatrice. Son aboutissement est précisément la transformation des corps mêmes, en passant par la chirurgie esthétique qui plane dans la seconde partie, en pantins désarticulés, froids, vidés de leurs affects. Il s'agit bien ici d'images, d'apparences de soi revêtues ou embaumées. Qui plus est, c'est bien littéralement l'image qui participe de ce phénomène dans la partie « contemporaine » : exhumant celle d'internet, la vidéo YouTube notamment, Bonello montre bien comment celle-ci peut déjà participer à l'impression d'une froideur plutôt qu'à l'expression d'un désir. Ainsi, les vlogs de l'incel, s'inspirant d'un phénomène de société bien réel (la formation d'une misogynie extrême chez des hommes se revendiquant célibataires involontaires) et particulièrement ici de l'affaire sinistre d'une des nombreuses fusillades qui parsèment les États-Unis, manifestent par l'expression vidéographique comment un désir (celui de l'autre, ou plus globalement d'une sociabilité hors de la solitude) se mue en hargne, en pure violence. Le vlog, image journalière, n'est alors plus expression, plus du tout expansion vers l'autre, au contraire cette image devient précisément matière à renfermement, dans une tentative de contrôle. Contrôle de soi (les monologues réels, absurdes dans leur mélange de ridicule et d'horreur sont ici parfaitement recréés sans spectacularisation malsaine mais au contraire dans toute la froideur du simple dispositif), contrôle de l'autre (la vidéo devient une nouvelle forme d'aliénation, transformant la femme désirée en objet, proie, également à travers l'autre écran qu'est le pare-brise de la voiture, symbole de domination dans un écho évident à Taxi Driver), c'est donc l'image contemporaine, l'image d'internet comme oppression de l'ubiquité qui participe d'une transformation de l'amour par l'implosion de froideur, l'image comme porteuse d'affects, ou de leur négation, comme surgissant d'une évolution temporelle et au fond profondément psychologique (le cours du film suit bien les fluctuations de l'épuration génétique de Seydoux/Monnier) qui porte l'évolution du film.
C'est là que la complexité de La Bête se terre, c'est là que surgit son pouvoir de fascination, de crainte, de découverte. Car l'image de genre que fait croître Bonello, elle n'est pas qu'abstraction historico-technologique, elle n'est pas que passage d'un artifice à un autre, elle est surtout une matière, non seulement par la constitution des différents genres qu'elle évoque, mais surtout dans son incarnation par une conscience, surface vécue. Il faut revenir au prologue, puisqu'il encapsule la substance du film pour ressurgir aux moments clés. Ses fonds verts environnants ne sont pas que ceux d'un étouffement de l'existant par l'inexistant, de la vie par sa négation dans l'artifice, au contraire ils sont un appel à l'habitation, ou du moins évocation d'un comblement. La scène en elle-même rappelle, encore chez Lynch, toujours dans l'imaginaire hollywoodien, les castings de Mulholland Drive, spécifiquement dans son approche du jeu d'acteur : « Don't play it too real until it gets real », disait alors le personnage (?) de réalisateur. Ce conseil d'interprétation, ou plutôt ce constat interprétatif marquait une réalité des corps, de celle qui surgit dans le jeu. Celle-ci demeure dans le maniérisme de Bonello, elle en conserve aussi l'horreur. Car le constat se fait avertissement, impératif ; ce qui n'est pas vrai est voué à le devenir. Dans Mulholland Drive, l'horreur d'une relation de prédation est vouée à ressortir de l'artifice de la scène écrite et jouée pour se retrouver dans la réalité de la relation de l'actrice au système de production comme autre artifice. Dans La Bête, c'est l'horreur de la dite bête qui ressort, qui se fait impératif, même et surtout dans sa propre négation par l'artifice : le cri de Seydoux/Monnier, en miroir à celui qui fermera le film, n'est pas qu'un jeu, c'est cette réalité qui ressurgit dans l'interprétation, puis qui contamine le film dans un vomissement de pixels. Autrement dit, il semblerait que l'image du film soit habitée, plus que cela soit une matière vécue et mue, non seulement par la conscience et la réminiscence du personnage conducteur, mais qui plus est par une force étrangère, extérieure, bestiale. L'habitation de l'image par cette force est d'autant plus subtile qu'elle évoque le hors-champ de la nouvelle de James : la bête est précisément une menace qui subsiste, aliène, tant qu'elle n'est pas, tant qu'elle reste invisible, tant qu'elle demeure menace, potentialité, et non action réelle.
L'image de La Bête est donc doublement conscience, car elle est une conscience presque parasitée, par la peur, la menace de cette bête. Dès lors, c'est une image qui non seulement participe à révéler la bête, à en représenter la charge psychologique et la mutation, au fond c'est surtout une image par laquelle la bête se révèle, une image d'incarnation, de fermentation, y compris et surtout dans la froideur du numérique. La Bête n'est donc pas qu'un constat évolutif, la subtile complexité des chassés-croisés narratifs suffisant déjà à s'en convaincre, c'est surtout plus que cela une œuvre d’entremêlement, d'organicité de l'image. L'image fait corps déjà, et c'est en tant que telle qu'elle n'est pas un flux progressif, mais un agencement abrupt, complexe, qui se plie et se déplie : l'image se fait corps plutôt qu'elle n'est organisée. Voilà toute l'ingéniosité de la réflexion numérique de Bonello, jusqu'au générique, semblant de gadget en QR code, c'est qu'elle n'est pas intégration à un corps d'image séparé, elle se constitue corps immédiatement dans le flux du film, croît en lui et contamine jusqu'au portable du spectateur, prolongeant la menace.
Menace qui dès lors est omniprésente. Mais voilà qui constitue donc un retournement littéral de l'approche du film sur cette menace, et sur l'image comme incarnation du désir, de son expression ou de sa négation. On a vu La Bête comme narration d'un effacement progressif, à travers la linéarité même de sa remémoration purificatrice. Mais on a donc aussi vu son flux comme expression libre, diverse, organique voire hantée. Ce flux en serait-il neutralisé ? Pas réellement. Au contraire, on remarque que les chassés-croisés narratifs se forment autour des échecs des épurations, jusqu'à la fin. La Bête serait donc une victoire de la bestialité ? Une défaite de l'amour ? En 2014, peu importe les tentatives de réagencement de mise en scène, littérale, celle qui s'opère en Seydoux/Monnier, cette dernière ne peut échapper à son meurtre. En 2044, elle ne peut échapper à l'effacement qui l'entoure. Mais elle ne peut non plus conduire son épuration psychique. Cet échec est révélateur, car il n'est pas que détail face un processus plus large, celui qui touche également l'âme-soeur en devenir, il est plutôt expression d'une forme de vie, donc d'amour potentiel, qui subsiste.
C'est donc que La Bête ne fait pas que constater une menace omniprésente, la double-menace d'un amour aliénant car aliéné et d'un désir bestial car semblant condamné à se faire bête, d'une image artificialisée et d'un flux numérique incontrôlable, au contraire le film retourne le constat, l'incarne, pour l'habiter et y saisir la véritable vie qui demeure, l'humain. L'échec de l'épuration, le soulèvement face à la bête, c'est finalement ce cri, introductif et conclusif. Ce cri n'est pas résignation impuissante, mais au contraire résistance vitale, c'est l'expression de ce qui subsiste, c'est-à-dire le corps, face à l'horreur du mécanique, c'est la délivrance précisément par le corps. Car face à la bête qui se dissimule dans l'ombre, ce cri est une révélation, désignation directe du danger, et donc destruction de ce danger qui, dès lors qu'il est montré, identifié, ne fonctionne plus en tant que crainte, ne fonctionne plus mécaniquement. L'horreur subsiste, mais elle n'est plus fatalité.
Autrement dit, si Bonello peut sembler artificiel, y compris dans son imaginaire, c'est précisément sa force que d'en retourner la surface pour la ressaisir. Toute la richesse de La Bête réside en ce que ses motifs se tissent, se plient et se déplient. C'est le genre qui se referme, du drame à costumes froid et neutre vers la science-fiction neutre et froide, et se ré-ouvre, en passant par la surface de l'image, cette substance de représentation et d'incorporation. Au sein de l'ombre d'une mécanique de mise en scène, ou de la mécanique de la bête même, peu importe ce qu'elle symbolise vraiment, c'est un éclatement de vie que le cinéaste capture, surtout en ouvrant ainsi son image, c'est-à-dire en montrant ce qu'elle a de trouble, pas de morbide, mais de profondément complexe, ambivalent, changeant et donc de puissant. Il en réinvestit la mise en scène et conte toutes-attentes désigne finalement, au-delà de la bête, une lueur qui demeure. Tout cela, il le fait surtout dans une œuvre de réalité, la réalité propre qui peut surgir d'un tel maniérisme : une réalité qui n'est pas de la forme, mais du fond agencé. La Bête n'a pas besoin de fausse épure stylistique pour montrer sa maîtrise et son intelligence. Au contraire, Bonello parvient à faire surgir de la nature même de ce qu'il filme, c'est-à-dire de l'essence d'une image multiple, la sensation de réel, et l'enjeu contemporain qui y est gravé. Pour ce faire, le prologue central prend donc appui sur la réalité matérielle et industrielle de l’œuvre, de la production : un réalisateur, une actrice, un décor numérique qui n'est pas encore mais s'impose déjà, une lame, surface réfléchissante, marque de violence qui y surgit. Enfin, un cri. Une actrice, son double : que reste-il entre les deux ? Que reste-il de 1910 à 2044, de 2044 à 2014, et ainsi de suite ? Presque rien, et pourtant tout. Un néant, une image, donc déjà quelque chose.