Escale à Stockholm
J'avais entendu beaucoup de bien de ce film, personne ne tarissait d'éloge à son sujet et je m'attendais donc à un grand film très érotique (autrement dit avec beaucoup de nu), il a fallu faire le...
Par
le 8 mars 2014
10 j'aime
6
La Nouvelle vague japonaise est un cinéma souvent sensuel, charnel, caractérisé par un rapport esthétique et sensitif au corps et plus particulièrement à la peau. Ce rapport est exalté dans un chef-d’œuvre comme La Femme des sables (Hiroshi Teshigahara, 1964) mais présent dans de nombreux autres films de cette mouvance. C’est le cas avec ce long métrage de Yasuzo Masumura, considéré comme un des précurseurs de la Nouvelle Vague, qui porte cette sensualité à un niveau rarement atteint et avec une intensité bien plus forte que tout ce qu’on peut généralement trouver dans le cinéma érotique. Adaptant, en le modifiant beaucoup, un roman d’Edogawa Ranpo, écrivain souvent qualifié d’Edgar Poe japonais, il prend prétexte de ce récit sombre (dans tous les sens du terme !) et vénéneux pour composer une ode au toucher.
Aki Shima est un charmant mannequin qui pose régulièrement comme cover girl pour des magazines. Collaborant avec le photographe Yamana, elle se laisse mettre en scène dans des postures de shibari. Alors que ces photos sont exposées dans une galerie (l’exposition s’intitule Les Fleurs du mal), Aki remarque un visiteur étrange qui, sans prêter attention aux reproductions, semble ne s’intéresser qu’à une sculpture, qu’un autre artiste a réalisé et qui représente, elle aussi, la jeune femme nue. Le visiteur, qui s’avère être aveugle, palpe l’œuvre avec passion sans savoir qu’il est observé. De retour chez elle, éreintée après une journée de travail, Aki téléphone à un service de massage à domicile pour qu’on lui envoie quelqu’un. Le masseur qui se présente chez elle n’est autre que l’aveugle rencontré à la galerie. Il s’appelle Michio et lui confie qu’il est un de ses admirateurs. « Je saisis votre beauté plastique bien mieux qu’un voyant » lui dit-il tout en la palpant de manière éhontée en multipliant les gestes déplacés. La jeune femme se débat, Michio l’endort avec du chloroforme et la kidnappe.
Lorsqu’elle se réveille, elle est prisonnière dans un hangar que Michio, qui est sculpteur, a aménagé en un grand atelier sans fenêtre, plongé dans l’obscurité. Ce n’est d’ailleurs que par convention cinématographique – parce qu’il faut bien montrer quelque chose à l’écran – qu’on consent à éclairer la scène, alors que tout se passe en réalité dans les ténèbres. Les murs sont hérissés de reproductions géantes d’éléments du corps féminin sculptés dans la pierre : des nez, des bouches, des jambes, des bras, des seins, des yeux. Au centre de l’atelier deux immenses corps de femmes allongées, en pierre eux aussi, qu’on verra durant tout le film, à la fois terrain de jeu, de poursuites, de bagarres et d’étreintes amoureuses pour les deux personnages principaux. Elles serviront même de lit à Aki, qui dormira sur le ventre de la sculpture comme dans le sein d’une figure maternelle géante. Dès lors le film ne s’extraira pas de ce huis clos.
Michio vit seul avec sa mère, complice de son forfait, et s’il a enlevé Aki c’est parce qu’il veut qu’elle lui serve de modèle pour réaliser son chef-d’œuvre. Inventeur d’une nouvelle expression plastique qu’il appelle l’art tactile, le sculpteur produit des œuvres qui devront être appréciées non pas par les yeux mais par le toucher. Aki refuse de collaborer et tente de s’enfuir mais malgré sa cécité, Michio, dont les autres sens sont surdéveloppés, parvient toujours à la retrouver et à la rattraper, la repérant là où elle se cache et où, toujours, son souffle et ses mouvements la trahissent. Aki recourt alors à plusieurs ruses : elle le fait boire alors qu’il n’est pas habitué à l’alcool, elle tente de le séduire pour gagner sa confiance, elle essaie de créer la division en le montant contre sa mère, dont elle lui fait voir le caractère possessif. « Les femmes préfèrent l’amour exclusif… » lui susurre-t-elle en l’enlaçant, lui demandant de choisir entre elle et la vieille dame. Michio, qui n’a jamais connu aucune femme du fait de son handicap, a en effet tout du vieux garçon : il remplace un peu son père mort auprès de sa mère, laquelle lui passe tous ses caprices, sachant que la sculpture est son seul bonheur ici-bas. Aki ne parvient pas à s’évader mais elle réussit à semer une telle zizanie que de violentes querelles éclatent dans la maisonnée et que la mère meurt par accident dans un accès de colère. Désespéré et furieux, Michio empoigne la jeune femme et lui crie : « Tu remplaceras ma mère ! » Paradoxalement (ou pas) c’est à ce moment qu’elle deviendra… sa maîtresse.
Une fois la mère morte, Aki renonce à l’idée de s’évader. Cédant à ce qui ressemble fort au syndrome de Stockholm, elle tombe progressivement amoureuse du sculpteur et tous deux deviennent des amants passionnés, passant l’essentiel de leur temps à faire l’amour dans le noir. Un peu ironiquement, elle explique en voix-off, alors que l’image nous la montre jouissant sous les assauts de son partenaire, qu’elle commence à ressentir « un léger sentiment d’affection »… N’ayant pas vu la moindre lumière depuis longtemps, elle devient, elle aussi, progressivement aveugle, et se compare à un insecte découvrant le monde avec ses antennes. Elle se met à trouver beau par le toucher cet homme qui l’indifférait par la vue. « Selon que je te regarde ou que je te touche, tu n’es plus le même homme » lui confie-t-elle. Cette analogie est directement issue du roman d’Edogawa Ranpo (disponible en français dans la collection Picquier poche) dans lequel on peut lire : « Ainsi ses doigts et sa peau devenaient progressivement semblables aux antennes des insectes. La moindre vibration de l’air, la plus infime substance n’échappaient pas à son œil sensuel. Ils avaient une forme informe, une couleur incolore, et rendaient un son insonore. » Elle se compare également dans une autre scène à une étoile de mer et à une méduse.
Pourtant, vivant reclus dans les ténèbres de l’atelier sans autre compagnie qu’eux-mêmes, les deux amants finissent par s’ennuyer de leurs jeux amoureux. Ils sombrent alors dans une surenchère sado-masochiste : désirant varier et intensifier leurs plaisirs charnels, ils commencent à se fouetter, se griffer, à se mordre jusqu’au sang. Puis ils se servent des instruments du sculpteur pour s’infliger des blessures, avant de recourir carrément à des armes blanches. « Est-ce là la triste loi du sens tactile ? » se demande Aki, toujours plus désireuse de violence et de destruction, poussant son amant à aller toujours plus loin dans les mutilations qu’ils s’infligent mutuellement. L’acmé de cet engrenage morbide mortifère sera atteint avec le démembrement d’Aki par Michio, cette séquence pénible nous étant heureusement épargnée, jouée hors-champ et remplacée par le démembrement symbolique de la statue pour laquelle elle avait posé.
Cette variation inquiétante sur le thème de Pygmalion aura abouti à la fusion du créateur et du créé – ou plus exactement du créateur et du modèle de sa créature. Fusion dans l’union sexuelle, mais aussi fusion dans l’autodestruction et la mort. Les allusions au vampirisme (le goût des amants pour les morsures et pour le sang) et l’esthétique qui en découle ne sont pas sans rappeler un film japonais plus récent comme Marebito (Takashi Shimizu, 2004), qui s’en est peut-être d’ailleurs inspiré et dans lequel, là aussi, on rencontre une jeune femme nue demeurant sous terre dans l’obscurité. La Bête aveugle fascine par le jeu sensuel et chorégraphique, parfois presque animal, de ses deux protagonistes. Les poses suggestives d’Aki, sa souplesse serpentine et érotique, à l’opposé de la rigidité immobile de la statuaire, répondent aux mouvements précis et redoutables de Michio, semblable à une bête fauve à qui aucune proie n’échappe. Sauts félins, empoignades, roulades, frôlements : les deux amants se font danseurs, toute leur anatomie étant tour à tour mue par la peur, la colère, le désir, dans un ballet d’une indicible beauté entre la séductrice et le prédateur. Qu’ils se pourchassent, se débattent, se lacèrent ou s’embrassent, ils excellent dans le jeu, expressif et terriblement vivant, de leur corps dont ils maîtrisent à la perfection chaque geste et chaque effet.
Créée
le 17 juin 2019
Critique lue 707 fois
5 j'aime
1 commentaire
D'autres avis sur La Bête aveugle
J'avais entendu beaucoup de bien de ce film, personne ne tarissait d'éloge à son sujet et je m'attendais donc à un grand film très érotique (autrement dit avec beaucoup de nu), il a fallu faire le...
Par
le 8 mars 2014
10 j'aime
6
Je n'ai pas assez de superlatifs pour encenser cette oeuvre démentielle, huis clos bizarre et opaque. Visuellement fabuleux (la découverte de "la prison", la mise en scène made in japan fin 60's), ce...
Par
le 11 mars 2011
9 j'aime
1
On ne sait pas comment réagir devant cette oeuvre complètement atypique qui mixe le brillant L'Obsédé de William Wyler avec du complexe d'Oedipe, du Pygmalion et du Galatée, une réflexion du genre...
Par
le 30 déc. 2015
7 j'aime
Du même critique
Dans un récent ouvrage (Les théories du cinéma depuis 1945, Armand Colin, 2015), Francesco Casetti expliquait qu’un film, en soi, était une création très proche d’un rêve : même caractère visuel,...
Par
le 20 oct. 2015
33 j'aime
Le deuxième long métrage d’Hubert Viel apparaît à la croisée de tant de chemins différents qu’il en devient tout bonnement inclassable. Et pourtant, la richesse et l’éclectisme des influences...
Par
le 6 janv. 2016
20 j'aime
1
Il est difficile pour un Occidental de réaliser un film critique sur les structures traditionnelles des sociétés africaines sans qu’on le soupçonne aussitôt de velléités néocolonialistes. Aussi, la...
Par
le 24 août 2017
14 j'aime