Pas le dernier des narcissiques, Edouard Baer était déjà bien perché dans les années 2000 ; beaucoup plus qu'aujourd'hui à vrai dire, son dernier film Adieu Paris ne le mettant que peu en scène comparativement à son premier, en lequel certaines critiques de l'époque avaient déjà su voir le côté très auto-promotionnel qui a pu provoquer un certain rejet sur la durée. Mais dire cela ne revient sans doute qu'à enfoncer des portes ouvertes, tant le métier exige une grande part d'égo. Un égo que La Bostella met en valeur, forcément ; mais, et c'est sa petite élégance bien à lui, sans oublier le reste de la troupe, et sans oublier non plus une certaine forme d'intelligence du regard, pas si éloigné (voire très proche, en fait) d'une certaine frange du cinéma d'auteur français qui lui succéderait peu après, que l'on parle du Kechiche de la période "La Graine et le mulet" ou de la Sophie Letourneur des "Coquillettes". On pourrait poser la question de l'influence de Baer réalisateur sur certains de ses contemporains : la réponse, avec le recul permis par les 25 ans (!) nous séparant de ses débuts derrière la caméra, serait sans doute surprenante à plus d'un titre.


Circonscrire Baer à un métier a toujours été compliqué, l'homme en apportant la preuve très tôt avec ce film-documenteur sur les coulisses d'un show, réel celui-ci, diffusé à la télévision à la même époque. "Le Centre de visionnage", aujourd'hui, peut être considéré comme le trait d'union, tant dans l'esprit que dans le timing, entre Nulle Part Ailleurs et le Morning Live, en venant s'intercaler précisément entre deux époques, entre deux télés : celle de Philippe Gildas (à laquelle il succédait dans la grille des programmes) et celle de Michaël Youn (avec lequel Baer, sans surprise, a entretenu une amitié au point de le suivre dans sa propre carrière cinématographique et d'habiter généreusement les bonus DVD de ses premiers films). Baer, avec ses compères de l'époque Patrick Mille, Gilles Gaston-Dreyfus, Joseph Malerba, Jean-Michel Lahmi et Sandrine Rigault, y a tenu un exercice d'improvisation régulier à cheval entre l'humour littéraire absurde qu'il se confectionnait déjà soigneusement (cheveux en bataille à l'appui) tout en lorgnant vers une forme de vulgarité paillarde et brutale pouvant désarçonner. C'était en effet une autre époque, qui pouvait voir se conjuguer dans une même émission des sketches d'une certaine finesse intellectuelle à des intermèdes d'humour ouvertement sexiste, qui interpellent surtout à la lumière des accusations de harcèlement sexuel s'étant récemment fait jour.


En racontant une sorte de making-of du "Centre de visionnage" (les acteurs répètent pendant plusieurs jours dans une villa au pied de la Sainte-Victoire), La Bostella reprend en l'esprit de déconne et de gêne, mais il va, finalement, plus loin, intronisant Baer comme cinéaste et posant les bases de son style, auquel il restera fidèle pour les 25 années à venir. De plus, la suite de son œuvre, parfois en dents de scie, ne rend que plus précieux ce premier essai, qui donne à voir un casting passionnant à ses propres débuts, avant que la plupart de ses noms ne se transforment en véritables machines à tourner. On y découvre, déjà, des acteurs s'incarnant eux-mêmes, pour certains à l'aube de leur carrière : Gaston-Dreyfus, Lahmi, Mille, pour ne citer qu'eux, y sont très naturels. Pas forcément très drôles, pas forcément passionnants ; juste eux-mêmes, ce qui est beaucoup. Il faut leur adjoindre un aréopage de seconds rôles étonnants, parmi lesquels Philippe Laudenbach, Isabelle Nanty, François Rollin et, bien sûr, le splendide, que dis-je, le royal, l'inestimable Francis Von Litsenborgh, acteur archi-méga-ultra-rare (un Shiny, en gros) qu'on n'a vu quasiment que chez Baer et qui vole pour la première fois le spectacle par son style d'une totale singularité. Son propre personnage synthétise d'ailleurs assez bien l'esprit du film, affable, présentant bien, mais avec un je-ne-sais-quoi de grenade dégoupillée ne demandant qu'à exploser. Cela arrive, laissant tout le monde, y compris le spectateur, comme deux ronds de flan, partagé entre éberluement et hilarité.


De cet effet de surprise, le film joue beaucoup, l'air de ne pas y toucher : un Joseph Malerba massif comme une armoire à glace (plus tard devenu abonné aux rôles de musclors du cinéma français) grimé en femme qui bulle dans le coffre d'une Jeep transformé en piscine ; Patrick Mille en Chico, le Mexicain efféminé surgissant de n'importe où pour entonner des chansons paillardes sur un air d'ukulélé ; des personnages qui s'éclipsent de n'importe quelle scène en prétextant les motifs les plus aléatoires (Isabelle Nanty y fait sa plus belle sortie) ; et ce con de Francis, précurseur à sa façon du cousin figurant des "Clés de bagnole" que l'on aperçoit tantôt en maître d'hôtel, tantôt en vendeur de galets à la criée (?) pendant que Lahmi et Gaston-Dreyfus haussent des sourcils las devant tout ce bordel. Ca n'est pas forcément très drôle, mais l'aspect "méticuleusement improvisé" des scènes, la brutalité des changements de ton, les passages sans prévenir de la scène de déjeuner badin à l'absurde débridé finissent par fonctionner et à nous faire nous demander quelle est la prochaine connerie que tentera l'un ou l'autre personnage.


Baer retentera la démarche dans tous ses autres films ; jamais de façon aussi réussie, mis à part pour Adieu Paris qui garde pour avantage le fait d'être un film disant énormément de choses de sa propre époque, qui est la nôtre. La Bostella, quant à lui, dit des choses sur la fin des années 90. C'est un témoignage devenu unique d'une époque révolue, un objet documenteur et pourtant authentiquement documentaire d'un certain paysage télévisuel et cinématographique franco-français. Comme pour tous les autres films de Baer, il est nécessaire de connaître et apprécier le personnage pour profiter de cette réalisation étrange, aux multiples embardées, complètement hors-charte pour la comédie populaire qu'il est donc pas. Mais témoigner d'un intérêt pour le cinéma français au sens large est largement suffisant pour en goûter la profonde singularité, cet arôme à la fois suranné et précurseur qui dresse, malgré lui, un certain état des lieux de l'époque tout en anticipant (et c'est ce qu'on ne lui a vraiment pas assez reconnu) une façon de réaliser, sur le vif, de façon semi-improvisée, que pas mal d'auteurs plus réputés lui emprunteront sans vergogne.

boulingrin87
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le 18 juil. 2024

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Seb C.

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