Ruines et idéal
Qui connaît le cinéma d’Alice Rohrwacher sait qu’il renferme un univers singulier et aux frontières mouvantes. Renouant avec l’esthétique à gros grain argentique des Merveilles, la cinéaste embarque...
le 7 déc. 2023
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Après Les Merveilles (2014) et Heureux comme Lazarro (2018), Alice Rohrwacher poursuit sa quête des origines en terre étrusque. Avec La Chimère, on suit Arthur (Josh O’Connor), un étranger, un vagabond, un homme aux semelles de vent, de retour dans sa petite ville au bord de la mer Tyrrhénienne. Arthur ne doit pas son prénom au hasard. Démiurge, Alice Rohrwacher lui donne celui de Rimbaud, lui le poète en quête de chimères, lui le voyant qui, disait-il, jamais ne travaillera. Arthur non plus ne travaille pas. Lui aussi est voyant. A la manière d’un sourcier, il devine où les morts reposent. Son pouvoir fait le bonheur des tombaroli, ces pilleurs de tombes qui, dans les années 1970-80, volaient éhontément les morts étrusques de leurs trésors.
Dans ce dialogue entre les morts et les vivants, la chronologie n’a que peu d’importance. Tout est affaire de lieu. Comme souvent chez Alice Rohrwacher, c’est en Toscane que tout se passe. Sublimée par la pellicule – Super16 ou Super35 c’est selon – la région abrite tant de merveilles qu’Alice Rohrwacher et sa chef op’ Hélène Louvart se plaisent à filmer comme lieu de l’imaginaire et des possibles. Aussi sublime qu’une statue laissée à la seule contemplation des défunts, le paysage n’en reste pas moins sujet au pillage. C’est ce qui nous est donné à voir lors d’une scène centrale du film. De nuit, les tombaroli s’en vont piller un tombeau devant une centrale à charbon. Dans ce parallélisme qui tiendrait presque de la fable écologiste, le regard porté sur le pillage des ressources devient sévère. Pourtant, ces pilleurs ont un esprit de bande éminemment sympathique. En érigeant la profanation comme art de vivre, ils restituent aux vivants ce qui avait été soustrait à l’usage.
Mais ce n’est pas ce qui anime Arthur. Marginal parmi les marginaux, l’homme est un obsessionnel taciturne doublé d’un mélancolique. Il porte en lui le souvenir de son grand amour, Beniamina. Arthur est tel Orphée, qui descend dans les Enfers et échoue à ramener Eurydice dans le monde des vivants. Descendu dans le tombeau, il voit ses compères briser la nuque d’une statue qui était jusque-là préservée, non seulement du regard des hommes, mais aussi de leur violence. Ramenée au simple motif pécunier, la profanation détruit l’idéal communautaire pour ne se montrer que dans une violence nue. C’est alors que jaillit la beauté de ce monde enfoui des étrusques qui, à défaut de pouvoir garder leurs morts en vie, les honoraient pour leur faire une place dans un monde commun. Ainsi, ce n’est qu’en cessant de fouiller (littéralement) dans le passé, qu’Arthur pourra faire le deuil de son amour disparu. Sa libération, il ne l’obtient qu’au moment d’une vente aux enchères, en jetant la statue pillée par-dessus bord – libérant du même coup l’idole d’un potentiel acquéreur.
Alice Rohrwacher nous invite finalement à voir le commun là où il est réellement, comme dans une gare abandonnée que réhabilite un collectif auquel participe le personnage d’Italia. La lumière vient finalement de ce personnage, qui cherche un endroit où élever ses enfants, un endroit où vivre, un endroit où aimer. Son nom ne doit rien au hasard. En choisissant une actrice brésilienne, Carol Duarte, pour incarner ce personnage tourné vers l’avenir, Alice Rohrwacher semble inviter son pays à accueillir l’altérité pour regarder enfin le futur avec optimisme. A l’heure où son pays, comme tant d’autres, est en proie aux pitreries de représentants politiques avides de déterrer le cadavre du fascisme, le cinéma d’Alice Rohrwacher est un formidable appel d’air.
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le 10 déc. 2023
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