Le dernier film de Denys Arcand est paresseusement appelé la Chute de l’empire américain, ce qui est inexplicable puisqu’on n’y parle pas de l’Amérique, ou si peu, en tout cas pas de manière exhaustive.
Le film n’est donc pas une suite du Déclin de l’empire américain, ni des Invasions barbares qui lui a valu l’Oscar, et qui, pour le coup, est une suite au précédent. C’est une histoire toute nouvelle, et une œuvre inclassable, car elle recouvre plusieurs genres en prenant les atours d’un (bon) polar, tout en restant dans la couleur de l’univers du Canadien, soit un film engagé dans la vie de la cité, un film presque militant.
Pierre-Paul (Alexandre Landry) est un gentil rêveur, un homme persuadé qu’étant trop intelligent, il n’arrivera à rien dans la société d’aujourd’hui qui ne sait que faire des personnes comme lui. Docteur en Philosophie, il exerce le jour le métier plus rémunérateur de coursier-livreur, puisque le monde moderne est ainsi fait que les métiers intellectuels ne lui sont pas les plus utiles. Pour avoir aligné une diatribe dans cette veine, en ouverture d’ailleurs du métrage, devant sa petite amie consternée, une conseillère financière qui n’arrive pas pourtant à offrir un voyage à son gamin de douze ans , il est quitté par cette dernière qui hausse les épaules, et lui tourne définitivement le dos. La nuit, il parcourt les ouvrages de son immense bibliothèque, qu’il recrache par rafales drolatiques sous forme de citations, et ses moments de repos sont utilisés à du bénévolat dans une association d’aide aux « itinérants » (les SDF de Montréal).
Cet homme simple et pur, ce citoyen modèle se retrouvera à la tête d’une fortune colossale, à la suite d’une histoire échevelée qui met sur son chemin deux énormes sacs d’argent sale, fruit d’un hold-up raté, ce qui lui permettra par la suite de jouer les Robin des Bois du vingt-et-unième siècle. Mais dans l’intervalle, Pierre-Paul vivra des aventures palpitantes, d’abord en rencontrant Sylvain, un truculent biker ex-taulard incarné par le complice de toujours du cinéaste, Remy Girard, spécialisé dans la finance et l’évasion fiscale, toutes choses qu’il a apprises à l’Université pendant son séjour en prison. Puis le protagoniste va s’offrir les services d’une escort-girl de luxe, un premier réflexe de riche que Denys Arcand lui prête avec beaucoup de sarcasme. Le cinéaste ne lésine pas sur les clichés pour montrer les perversions qu’engendre la possession de l’argent (le film devait initialement s’appeler « le Triomphe de l’argent ») . Ces images d’Epinal (les noirs défavorisés qui font un hold-up, les grands avocats véreux, les flics compréhensifs, la belle qui tombe fatalement amoureuse et contre toute logique du héros) ne gênent cependant en rien l’appréciation du film. Denys Arcand a su mélanger une tension policière crédible et une romance improbable mais bien construite, le tout étant émaillé de réflexions incessantes sur l’état du monde, et sur les ravages du capitalisme en particulier. Le film est drôle, un brin cynique, le rythme est soutenu et on ne s’y ennuie jamais. La galerie des personnages est riche, et même les avocats fiscalistes les plus retors comme Taschereau (Pierre Curzi, un autre habitué du réalisateur) y sont peints avec beaucoup de bienveillance. Car il est clair dans le schéma du réalisateur que les êtres humains sont tous, peu ou prou, des victimes, et que c’est la société, et le capitalisme qui sont les coupables ; même Jacmel (Patrick Abellard), celui des deux malfaiteurs qui a survécu, est materné par la policière (Carla McDuff) qui profite du séjour de ce dernier à l’hôpital pour lui faire la morale et une leçon d’éducation civique niveau débutants…
Ces divers clichés sont également d’autant plus acceptables qu’ils rencontrent dangereusement la réalité par les temps qui courent. L’augmentation du nombre des SDF, la spoliation des minorités ethniques (les Noirs, les Indiens), le règne de l’argent roi, la corruption des politiciens, des policiers, les excès de la finance, tout cela fait malheureusement partie non seulement de la réalité de Montréal et du Canada, mais également du globe tout entier, et les émeutes de la ville québécoise ne sont pas sans rappeler le mouvement actuel des Gilets Jaunes en France, des manifestations d’une réaction vive par rapport à ces débordements. C’est alors véritablement en terrain connu que le cinéaste emmène le spectateur, et cette identification à une réalité brûlante augmente encore l’intérêt de la Chute de l’empire américain.
Resté un temps dans le creux de la vague, Denys Arcand prouve avec ce film qu’il est encore capable du meilleur, en réussissant à amuser son public tout en ne perdant pas de vues ses légitimes préoccupations citoyennes. S’il n’est la suite d’aucun film, La Chute de l’empire américain pourrait bien être le début du renouveau pour Denys Arcand.
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