Un premier film de Satyajit Ray impressionnant de maîtrise, technique et narrative, dans la suggestion et dans l'émotion — sans doute aidé dans cette première mise en scène par le tournage du film de Renoir Le Fleuve qu'il avait suivi. Le premier de la trilogie d'Apu, laissant la voie à de futures belles surprises très probablement... Il y a une lenteur dans ce cinéma indien qui constitue une sorte d'obstacle à l'œil occidental, on adhère ou non, et il faut parvenir à s'accrocher à ce rythme langoureux pour profiter d'un tel conte, sous la forme d'un récit d'apprentissage. Œuvre séminale d'un réalisateur qui allait devenir l'une des plus grandes figures du cinéma indien, et au sujet de laquelle François Truffaut déclara qu’il ne voulait pas voir un film où des paysans mangent avec leurs mains (je me régale).
Absolument tout tourne autour de cette maison ancestrale, en ruine faute d'entretien, d'un petit village du Bengale au début du XXe siècle. Ce n'est pas Apu qu'on rencontre tout de suite, mais plutôt sa sœur Durga, sa vieille tante Indir et sa mère, avec un père globalement absent ne parvenant plus à subvenir aux besoins de sa famille. Pour manger, Durga vole des fruits dans le verger de la voisine, et on apprendra que ce verger leur a été cédé à contrecœur quelque temps auparavant. Tous ces événements, tout comme le départ du père pour la ville dans l'espoir de gagner de l'argent, sont captés par l'œil observateur d'Apu, dévoilé dans une très belle séquence d'exposition tardive de son personnage.
La Complainte du sentier est ainsi un film d'une sobriété au moins égale à celle de ses personnages dont on partage l'intimité, dans un univers rempli d'ellipses, d'allusions, de comportements symboliques offrant une myriade de suggestions — à l'image du sort réservé au collier de perles volé par Durga et jeté par Apu dans un étang après sa mort, comme pour la préserver, ultime acte d'amour fraternel. D'un point de vue occidental, c'est l'occasion d'observer comme Apu l'ensemble des gestes quotidiens de la famille : la façon de manger, de se rincer les mains avec l'eau d'un pot métallique, de cacher des choses dans les replis d'un sari, d'utiliser les cendres comme détergent. Mais aussi quelques événements exceptionnels, comme les disputes avec la voisine, la soirée au théâtre de quartier, les balades dans les forêts de bambou (où les enfants retrouveront Indir s'étant laissée mourir, scène terrible et magnifique), la rencontre avec le train à l'autre bout des champs.
La lenteur du film très souvent muet pourra être éprouvante, mais elle est très souvent interrompue par de nombreuses ruptures poétiques, dans une continuité contemplative, autant d'instants resplendissants comme une pluie de mousson enveloppée par le sitar de Ravi Shankar. La nature est d'ailleurs omniprésente, le vent, la pluie, la forêt, avec laquelle les humains évoluent en osmose. Dans le contexte du cinéma indien de l'époque, avec pour norme les comédies musicales de 3 heures, La Complainte du sentier tranchait énormément. Loin des princes et princesses, on aborde (certes tout en détours) l'injustice du traitement de la fille vis-à-vis de celui du fils, l'un étant choyé et éduqué quand l'autre est réprimandée et contrainte à passer le balai dans la cour. Le final, sur cette thématique mélodramatique, est magnifique.
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