La Comtesse aux pieds nus par reno
Parti plus ou moins de l'histoire de Rita Hayworth, Joseph L. Mankiewicz profite de La Comtesse aux pieds nus pour régler un certain nombre de comptes avec le milieu du cinéma, le système hollywoodien particulièrement. Humphrey Bogart y joue le rôle d'un réalisateur, Harry, parti chercher, pour les besoins d'un jeune producteur richissime, un nouveau visage à offrir à Hollywood, faisant ainsi la rencontre de Maria, incarnée par Ava Gardner. Au long du film s'égrainent ainsi quelques piques, quelques saillies à l'encontre des producteurs et le réalisateur, par l'intermédiaire de Harry, fait passer la façon dont il perçoit son travail.
Le film commence par l'enterrement de Maria Vargas, jeune danseuse madrilène devenue, par le hasard des circonstances, actrice hollywoodienne puis Comtesse italienne et ce sont trois personnes présentes aux obsèques qui, en pensée, raconteront son histoire : son ami Harry, Oscar, homme de main du producteur et Vincenzo, son mari. Avec la Comtesse aux pieds nus, Mankiewicz signe un film où, comme à son habitude, les dialogues sont particulièrement soignés, les phrases belles à l'oreille comme à l'esprit. Il veille à doter d'un style particulier le récit de chacun des différents narrateurs, et racontant l'histoire de Maria, chacun se raconte soi-même et les environnements ou les cadrages font sens. C'est ainsi que Maria n'apparaît pratiquement pas dans le récit d'Oscar, ou de loin, mais qu'au contraire on le suit, lui, dans des intérieurs sobres, au tribunal et que son souvenir est factuel et vulgaire ; que Harry est souvent en extérieur ou dans des endroits intimes et que son récit est tendre ; et que le comte est dans les lieux fastueux, évoquant le passé, teintant son histoire d'une atmosphère mélancolique de fin de monde. Mankiewicz associe trois narrateurs à trois Maria, chacune ayant un nom – Maria Vargas, à l'état civil, Maria d'Amata à Hollywood, Maria Torlato-Favrini après son mariage – et écrit trois récits avec trois tonalités.
La construction n'est pas sans rappeler celle d'un autre chef-d'œuvre, dont le scénario était signé par le frère de Joseph, Herman : Citizen Kane. Ouvrir sur la mort revient à dénoncer une vanité. Le film de Welles en montrant, par l'absurde, l'impossible réduction de quiconque à une somme factuelle, flirtait dangereusement avec une limite qui est la négation même du film. Toute la durée de Citizen Kane se refermant sur l'inanité de la tentative. Mankiewicz, moins ambitieux, moins diabolique, n'en demeure pas moins retors. On s'attend naïvement à lire ici la vanité du rêve, la réalité se chargeant de réduire à néant nos espérances. Et, à cet égard, Mankiewicz ne joue pas moins que Welles dangereusement avec les limites. Continuellement, il s'amuse, à travers Harry, à distinguer la réalité du cinéma et joue de l'élasticité du rapport entre le film et le spectateur. Mais il semble placer l'ambition de son film à un autre niveau. Toute la quête de La Comtesse aux pieds nus est celle d'une impossible possession. Objet de fantasme et de désir, Maria ne se laisse atteindre par personne. Ses aventures sont reléguées hors-champ. Et c'est toute la nature de ce hors-champ qu'il faut interroger parce qu'il se confond avec la nature refoulée du personnage.
Sous les apparences du conte – conte dont l'homonymie avec comte joue –, Mankiewicz dresse un portrait sordide et désespéré du monde. Ne nous laissant aucune illusion sur l'issue tragique, il parvient tout de même à nous bouleverser par une révélation finale mêlant admirablement le sadisme à l'humour noir. Le parcours de Maria allant de désillusions en désillusions n'évoque-t-il pas d'ailleurs, et dans un tout autre registre, celui de Justine ?
Le conte est systématiquement trahi et ce sont moins les circonstances ennemies qui s'acharnent successivement sur Maria qui nous informent de la fausseté des apparences et de l'inéluctabilité de la fin que l'emprunte que le destin a laissé sur Maria. Où le film prend de la hauteur et s'apprêt des atours de la tragédie, c'est, dans un cadre réaliste, lorsqu'il s'affranchit de caractérisations psychologiques mais dote au contraire ses personnages de force symbolique. C'est ainsi que le mot « dirt » revient à plusieurs reprise. Pour Maria, la boue, la saleté lui est plus qu'une origine sociale, elle lui est une ontologie qui s'oppose absolument à toute élévation et la condamne à la chute en une dynamique tout aristotélicienne, et ses pieds nus nous le rappellent. Ainsi les circonstances prennent-elles le caractère d'une nécessité et encore la statue de Maria rappelle sa vraie nature, à la fois immaculée et durable. Et il faut voir Ava Gardner hantant les plans de son absence, corps vacant sans mobile et qui n'a de fonction que dirigé, c'est-à-dire actrice obéissant aux ordres d'un metteur en scène. Elle est continuellement en dehors, n'habitant vraiment le cadre que de sa danse, et lorsque, enfin, l'amour dont elle a tant rêvé lui semble venu. On ne sait, on ne voit de Maria que les apparences, que la beauté, que la fascination qu'elle exerce (la scène à Madrid où on ne la voit pas danser, où seul nous est montré l'effet qu'elle fait à ses spectateurs). On doit la croire quand elle nous parle de son amour de la boue. Et cette boue-là, celle qu'on ne saurait voir, obscène entre toutes, c'est évidemment la sexualité qui est systématiquement occultée, empêchée jusqu'à l'abomination, et donc montrée continuellement. Or il n'est longtemps question que d'amour et cela Maria n'en a d'abord que faire et tout le film de dire superbement la monstruosité d'un amour sans sexualité.
Enfin, une date n'est pas anodine. 1942 est l'année où le comte est blessé et opéré. Il n'est pas anodin, en effet, que le problème qui à la fois couronne le film et en marque l'origine soit un fait de la deuxième guerre mondiale. Le désenchantement à l'œuvre dans le film, et l'éclatement des récits qui disent une fracture essentielle et portent une construction tortueuse sinon impossible ont, elles aussi, sans doute cette origine-là.