Qu'il m'est difficile de poser des mots exprimant des émotions et une admiration tendant vers un certain universel sur ce film, tant j'aurais peur d'en abîmer le souvenir né. Pourtant, il me semble d'ordre public de vous inviter à ouvrir le conte de la comtesse aux pieds nus.
L'histoire qui nous est raconté démarre par un travelling arrière dans un cimetière: à mesure que les habits noirs gangrènent l'écran, une silhouette se détache du lot, assommée par la pluie, inévitable comme le sort qui a frappé l'héroïne du film: la comtesse est morte et on l'enterre en Italie, un endroit qu'elle ne connaissait pas il y a peu. La voix-off de Bogart (jouant un réalisateur de cinéma) expose les faits en élevant le récit sur un plan métaphysique, donnant à Mankiewicz la place pour parler de l'industrie dont il fait partie. Le film commence à la manière d'un Citizen Kane, pour s'en détacher immédiatement et faire plonger le récit au coeur des impressions de ces hommes qui font le cinéma des années 50.
On peut y voir une prise de distance avec le procédé Wellesenien car il ne s'agit pas de raconter la comtesse sous le prisme de "sa vie, son oeuvre" mais plutôt de la voir flotter au sein de la machine à rêve hollywoodienne. Cette sensation de flottement est très forte car elle s'instaure en singularisant systématiquement Maria Vargas: ses robes sont plus belles, parmi les canons de Californie, l'espagnole se démarque. Mais surtout, comme le dira Harry, le personnage de Bogart, "que ce soit inné ou acquis, elle l'avait" ce talent, cette fibre artistique. Nous n'aurons pas besoin de voir les prouesses à l'écran de cette femme: la séance test qui précède son contrat est une grande scène de cinéma réussie, dans laquelle les personnages s'étoffent en faisant avancer (mais aussi préparer la suite) le récit: le réalisateur est le seul de l'industrie à penser à l'art alors que le financier et l'homme qui supervise les relations publiques ne font que de la politique.
L'air de rien, les grandes ellipses permettent de capturer des instants de questionnement fort riches, sans se borner à biographiser un projet de film. Dès lors, on peut sauter à une scène sur la terrasse entre Maria et Harry, dans laquelle on observe une profonde amitié se tisser à vive allure et réfléchir sur le sens de tout ce succès et cette célébrité (discours à contre-courant de l'American way of life, débattue pathétiquement par deux producteurs ensuite), une relativisation avec un espoir de renouement sur l'essentiel (ce cousin espagnol qu'elle aimera toute sa vie) et que sais-je.
La mise en scène est brillante par son juste dosage, notamment par le traitement qui est fait du scénario et de la diégèse. Ici, il est question de l'industrie du cinéma. Une histoire se joue et un second degré de lecture s'adresse au public. À cela vient s'ajouter très justement l'analogie entre Ava Gardner et la destinée de Cendrillon, née au plus bas de l'échelle avant de finir avec le prince charmant. Car après tout, l'ascension qui nous est racontée est similaire à un conte de fée. Seulement, à Hollywood, les fées sont imprimées en vert avec des têtes de président, toutes plus superficielles les unes que les autres.
Joseph L. Mankiewicz signe un chef d'oeuvre de réalisation avec l'histoire ou plutôt le conte de ce diamant brut sorti des bars madrilènes: en offrant le point de vue de l'homme d'art mais aussi de l'homme public, on comprend pourquoi elle est devenue une icône. Si chacun de ces points de vue proposait suffisamment de codes et d'intérêts pour proposer un film, leur mélange permet de donner une dynamique impressionnante à un genre de film (biographie, qu'elle soit fictive ou non) qui à tendance à l'épuisement rapide. Qu'il était bon de voir un film proposer de fins dialogues au second degré méta qui sait ne pas envahir le récit! Qu'il était beau de voir cette fin tragique au possible, lorsque Maria revient voir le seul qui l'a vraiment compris (dès la première scène), et ce Humphrey Bogart touchant de tendresse et de malheur pour son amie, avant de découvrir ce qu'il se passe dans le ventre et la tête de celle qui donne sa dernière réplique!
Et que dire de ce plan final? L'enterrement cesse, les vivants retournent vivre, Harry se prépare à une grande journée de travail demain... et Maria, statuifié pour l'éternité dans un marbre aux pieds nus les regarde, impuissante, achevée, repartir dans une vie qui n'est pas si belle, absurde par les désirs qu'elle suscite, méprisante par la fadeur qu'on découvre des actes qu'on parvient à accomplir. Le plan est fixe, rappelant l'arrêt de la vie de cette star devenue comtesse. Et nous, chers spectateurs, il ne nous reste qu'à partir, comme les témoins de l'enterrement, comme le générique qui défile en traversant l'écran avant de le fuir, mais aussi à préparer cette journée de demain qui nous attend, dans laquelle nous tenterons d'accomplir des choses qui nous élèverons au niveau de ces artistes, Humprey et Ava, le réalisateur et l'actrice, parce que l'art est l'unique objet donnant une valeur améliorée et supérieure à la vie.