Me voilà enfin arrivé au bout de l'aventure. Cette critique concerne ceux qui hésitent à se lancer et qui ne sont pas très frileux du spoil.
Peut-être le connaissez-vous, peut-être pas. Masaki Kobayashi, réalisateur japonais du siècle dernier, fait fort de son savoir et de son vécu pour dépeindre sa propre société conservatrice d'un œil extrêmement critique. Principalement connu pour son jidai-geki Seppuku (1962), son œuvre compte une multitude de films tous plus classiques les uns que les autres. Souvent des chef-d'œuvres, toujours prompt à jouer des images mais surtout, acerbes et âpres. Avant Rébellion avec Toshiro Mifune ou même Kwaidan, se déroulant tous à l'époque féodale du Japon, l'étrangeté non moins incontournable qu'est La Condition de l'Homme a comme un air d'écart dans la filmographie de notre Kobayashi préféré.
Se déroulant de 1943 à 1945, l'histoire du film se découpe en 6 chapitres, relatifs aux tomes des livres dont ils sont l'adaptation. À sa sortie, il fut décidé de répartir les chapitres en trois films distincts, bien que tournés d'une seule fois sur 4 ans dans une logique d'une seule et même production. Ce que reproduira Le Seigneur des Anneaux qui lui se vend comme une trilogie, là où LCH (La Condition de l'Homme) se considère véritablement comme un film fleuve plutôt qu'une mini série. La logique de production a un sens ici. Avant de s'engouffrer dans cette épopée, la question de comment ce film est pensé au visionnage peut se poser. Il est question de suivre ces deux années aux côtés d'un jeune socialiste japonais, Kaiji, qui va apprendre la dureté des choses dans leur réalité, comprendre la survie dans un monde en guerre, mais surtout continuellement se confronter à l'injustice. Sociale, physique, morale sous toutes ses formes. Puissant dans ses convictions, ce sont elles qui vont donner à Kaiji la force pour traverser cette immense épreuve qui l'attend. Animé par elles, il va accomplir des exploits à petite échelle, à taille humaine.
Parce que dans le Japon Imperialiste, membre de l'Axe de la Seconde Guerre Mondiale, ce qu'est la condition Humaine n'est qu'une facade idéaliste, du rouge dans la neige, à écraser dans la machine aux engrenages bien huilés du moteur de la guerre.
Pas de Chanbara donc, c'est un drame social, récit de guerre, fait pour s'insurger les jeunes japonais des années 60, héritiers d'un pays dévasté et honteux, contre leur valeurs patriotiques fondamentales, objet de manipulation mentale et de propagande militaire. Kobayashi fut, en 1959, un véritable visionnaire qui va imposer au cinéma une œuvre certes imparfaite mais fondamentale au plus littéral des sens.
Chapitre 1 : Il n'y a pas de plus grand amour
Nous ne verrons les terres Japonaises qu'une seule fois. Durant la séquence d'ouverture, Kaiji nous y est présenté comme peu investi dans son couple, simple de vie mais malheureux, désireix de faire changer les choses. Son meilleur ami est mobilisé par l'armée, il prend peur. Si lui aussi partait ? Kaiji l'idéaliste socialiste sur le front ? Impossible. Il saute donc sur l'occasion lorsque son patron lui propose d'appliquer sa thèse au sein même d'une fabrique à rêve, un camp de prisonnier de guerre japonais an Mandchourie. Ce pays à la culture mixte et fantoche fut envahie par le Japon en 1931 et joint à la fois la Chine, la Russie, la Sybérie et la Corée. Ce sont donc toutes ces belles armées qui se retrouveront lors de l'action Soviétique de libération en 1945, mais nous n'y sommes pas encore.
Ici, le Japon est encore persuadé de gagner. Malgré la Libération Française, l'état double son effort de guerre et ce par tous les moyens, y compris l'exploitation criminelle de plusieurs prisonniers Chinois ici, en Mandchourie. Kaiji et sa jeune compagne, qui a insisté pour vivre à ses côtés, s'y retrouvent plongés, eux et leurs bonne volonté. Le personnage marquant de ce premier chapitre est Michiko, la femme de Kaiji : elle sera le moteur des désirs et de l'espoir du personnage principal durant tout le reste du voyage. Durant chaque chapitre, des gens passent et repartent, emportés par ce flux de vie et d'activités. Kaiji n'en reverra que très peu, la plupart vont mourir ou simplement disparaître.
Car là est la source principale d'énergie de LCH : beaucoup de petites histoires forment la structure dorsale de la figure de martyr qu'est Kaiji. Mais ne brûlons pas d'étape.
Arrivé sur place, Kaiji se rend à l'évidence : il sera très difficile de faire changer les choses dans ce camp d'activité. Les prisonniers Chinois s'échappent dès qu'ils le peuvent, décrédibilisant ce que lui essaie de faire. Le leader des prisonniers, Wang, ne cède pas à la barbarie et attend de Kaiji qu'il prouve son véritable humanisme. Raillé par ses collègues, tourmenté par les matons, repoussé par les prisonniers et acculé par sa femme, Kaiji n'y arrive pas. La réalité semble se coller à la violence. Rien ne va dans son sens. Pourtant, c'est ici la seule fois où son statut lui permettra de vraiment pouvoir changer les choses. Il perdra ce privilège presque instantanément.
Visuellement, le film a vieillit. Toujours novateur et très moderne dans sa réalisation, Kobayashi brille à filmer la réalité de son film. Malheureusement, surtout dans le premier chapitre, des aspects un peu embarrassants retiennent un peu toute l'intensité du récit. Déjà, le travail du son. Très peu de construction sonore, on entend parfois la caméra tourner, le manque cruel de foley tout simple sortent un peu du films. Mais surtout, il y'a tant à filmer que Kobayashi se fie à 100% à ses acteurs et à ses décors, qui sont absolument sans faille, passé le jeu très théâtral (vous qui lisez ceci y êtes certainement tout à fait habitué). Sauf que aussi magnifiques soient-ils, les décors ne font pas tout (et oui) et c'est parfois le montage et les raccords qui sautent, parfois littéralement, après une scène fabuleuse. Le film ne le fait pas exprès mais nous rappelle souvent malgré lui qu'il est un film. Prennez le comme vous le voulez, cela peut ne pas être un défaut en soi, mais puisque LCH en comporte très peu, je les passe à la loupe.
Mon autre reproche se fera sur la durée, mais il s'agit de la répétition de l'histoire. Si le film a influencé énormément dans ses idées et ses mises en place, le fait de passer par trois épreuves de 3h20 où la leçon est plus ou moins la même est redondant. Surtout dans les deux premiers films. Mais rassurez-vous mes amis, le sujet est tellement maîtrisé et bien traité de surcroit que l'équilibre de qualité est maintenu jusqu'à la fin, dirais-je même que le début est le plus faible. En effet, ces plans en pleine nuit qui clignotent et ce sous plot à propos des prostituées n'est vraiment pas des plus prenant.
Le chapitre 1 a malgré tout une excellente structure. Il représente la première perle de ce triptyque dont le sujet principal est d'imaginer et d'exploiter à fond différents cadres et contextes où l'autorité triomphante écrase toute individualité, en tant qu'Humain, en tant qu'être à part : un camp de travail, une prison, un pays et un corps. Kaiji sera à tous les niveaux d'autorité sans jamais pouvoir rien changer. Son corps finira par être sa dernière prison, tandis que les environnements défilent. Cellule à ciel ouvert chagrinant, dont la fatalité se reflètent dans les yeux d'un homme qui perd peu à peu son Humanité à travers la guerre.
Les prisonniers sont très biens démarqués, caractérisés par différentes envies et motivations : s'évader pour se marier avec la voisine, défendre ses idées quitte à mourir, sauver sa peau etc. Un contraste naît de leur humilité face à la façon de faire des gardes, habitués à la violence. Heureusement, tout est toujours gris. Le film nous met à la place de tous, survivants ou asservissants.
Chapitre 2 : Sur le Chemin de l'Eternité
Passer d'un camp de déportés aux originies de Full Metal Jacket est très dépaysant après 3h20. Kaiji est séparé de sa femme suite à son renvoi et donc, sa mobilisation auprès de l'armée. Bleusaille apeuré, il lutte toujours à son échelle pour l'équité et la justice. Beaucoup plus malmené, que ce soit par les vétérans ou par son entraînement, il tente de s'élever et supporter ces épreuves pour revoir Michiko, qui fait l'effort de venir lui rendre visite pour un soir. Privilégié aux yeux de ses collègues, il sera l'objet de moquerie sous toutes ses formes. Un des soldats se suicidera même dans les toilettes en pleine nuit, pour ne pas plus évoquer que ça ce qui saute aux yeux.
Ce film est absolument bluffant. Certains personnages refont surface, d'autres disparaissent, le bagage apporté à Kaiji par le premier film se ressent et nous pousse plus loin dans l'apprentissage Humain. Ce qui marche parfois ne fonctionnera pas partout. Après les mauvais traitement infligés aux prisonniers, c'est ici l'absurdité du commandement militaire qui est marqué au fer rouge. Se disent honorable à tout prix des hommes qui martyrisent, ridiculisent et malmènent moralement voir physiquement des hommes à qui ont a tout pris, jusqu'à leur dignité. Cruelle ironie que Kaiji croque à pleines dents.
Ici, la deuxième partie du film est radicalement différente de la première. En effet, Kaiji prend du galon et peut enfin protéger son propre groupe. Balloté à droite à gauche, il a du mal. Après les prisonniers et les matons, c'est au tour des soldats d'être un nouveau panel de nuances, d'idées. J'ai trouvé ici les personnages beaucoup plus efficaces que dans le premier film. Surtout que le climax est le tournant absolu de cette "trilogie" : la guerre. Celle dont on parle beaucoup, maintenant que le Japon est en train de perdre. Celle qu'on redoute, qu'on n'a encore jamais connu ou au contraire bien trop. Et bien cette guerre, elle est là, visible, durant 20 minutes particulièrement cruelles. La violence physique n'est jamais exagérée ni très bien maîtrisée dans LCH, mais heureusement : ça montre la profonde conviction humaniste du projet. Moralement cependant, difficile de supporter toutes ses morts, tout cet anéantissement. Kaiji tue pour la première fois. Il se demande si cela valait la peine. Il se demande s'il ne s'est pas menti à lui même toutes ces années. Le spectateur est incapable de répondre aussi, le film sait qu'il n'y a pas de bonne réponse.
Chapitre 3 : La Prière du Soldat
Affranchi de la formule répétitive des opus précédents, cet ultime voyage pour Kaiji à des airs d'apocalypse. Survivre. Aux côtés de civils prêts à se dévorer entre eux. Survivre. Aux côtés de soldats épuisés et bestiaux. Survivre. Aux côtés de femmes esseulées et dépossédées d'espoir. Survivre. Capturé dans un camp Soviétique. Sur Vivre.
Vous l'aurez compris, Kaiji voyage beaucoup ici. C'est donc le plus intéressant, puisque toute la construction précédente amène à cette noirceur d'après-guerre, alors que tout le monde fuit, que les autres se vengent des Japonais jusqu'ici maître de la violence. Kaiji paie le prix du sang que son pays a versé. Mais qu'importe : il l'accepte. Le mental du personnage ne fait que se durcir, dans l'espoir de retrouver sa femme certainement morte dans les explosions nucléaires. Il ne fait que songer. C'est ainsi qu'apparaît subtilement la Voix Off de Kaiji. Ses pensées nous sont enfin accessibles, il nous prend à part dans ses convictions. Avec ce chapitre, beaucoup de personnages défilent dans le sang, la neige, la boue, parfois les excréments. C'est le but. Aller vite et loin, enfin franchir cette frontière, pour laisser derrière nous le carnage.
Mais Kaiji a tellement changé qu'on n'est plus certain de savoir comment il va réagir. L'humaniste a laissé place au survivaliste. Toujours concerné par la santé de ses amis, il se préoccupe surtout de sa propre sécurité. Sa propre condition d'Homme, son intégrité. Il reste honnête en toutes circonstances. Il clame haut ce qui doit être dit. Il va loin. Trop loin même. Se refusant toute nourriture, il finit effondré dans le froid, cristallisé dans son amour pour sa femme par la nature. Ce monticule de neige, qui rappelle les dunes de sel du premier épisode, conclut l'aventure ultime d'un homme, d'un pays, d'une culture dominé par la honte, écrasé par les mauvaises décisions, punie pour sa cruauté. Une injustice terrible impossible à soigner. Le destin de Kaiji qu'on pensait toujours entrevoir avec espoir, s'évanouit entre deux fougères glacées en mandchourie...
Une épreuve dans la durée pour nous comme pour le personnage. Un film bien pensé et qui pense bien. De la fraîcheur qui date. Je vous enjoins à vivre de vous même cette aventure, si vous l'avez déjà fait, n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé !