Avec « Nostalgie de la lumière », en 2010, le documentariste chilien Patricio Guzmán ouvrait à son œuvre les portes de la perception, décortiquant la mémoire, l’histoire, l’art, l’astronomie, et toute une vaste diversité de sujets, plaçant une majuscule au début de chacun d’eux pour les mettre en relation avec l’histoire chilienne. Quand il sort, en 2015, « Le Bouton de Nacre », le cinéaste se livre à une exploration autant ethnologique que paléontologique de l’histoire de son pays, se livrant à un véritable témoignage aquatique, convoquant la poésie pour évoquer les massacres de plusieurs siècles. Mémoire du cosmos, conception de l’infini, vertige de la nature et confession d’un pays plié par la dictature et les crises sociales, forment ainsi les vecteurs notables de ce diptyque, auquel s’ajoute désormais ce troisième opus : « La Cordillère des songes ». Face à l’ampleur de « Nostalgie de la lumière » et du « Bouton de Nacre », nous étions en droit de craindre cette conclusion comme un ersatz sous forme de soliloque. Cette fois-ci, Guzmán lie l’histoire du Chili à la cordillère des Andes. Il le dit d’emblée : cette dernière occupe 80% du territoire chilien, sans jamais avoir réellement suscité l’intérêt de son peuple. Pourtant, elle est le témoin, autant que la trace, de toute son histoire.
Le film vibre notamment par certains effets de montages. Par exemple, au moment d’en venir au coup d’état du 11 Septembre 1973, Guzmán laisse défiler des images d’explosions volcaniques ; un peu plus tard, une carte se métamorphose en labyrinthe rocheux ; tandis qu’un peu plus tôt, dans une station de métro, se dressait une immense fresque de la cordillère, que personne ne regarde, alors que les trains défilent en obstruant la vue. Quand « Nostalgie de la lumière » et « Le Bouton de Nacre » abordaient respectivement le cosmos et l’eau comme éléments principaux, « La Cordillère des songes » se penche, quant à lui, sur la roche. On y voit des météorites, des colonnes, des montagnes, des strates, et surtout des pavés. Relatant à grand renfort d’images d’archive la violence de la répressions du régime de Pinochet, Guzmán délivre également nombre d’entrevus avec des artistes chiliens, dont notamment un peintre, un écrivain, un sculpteur et un cinéaste, recherchant dans leurs œuvres les témoignages, les visages et les formes de l’histoire. On note notamment ce cinéaste, Pablo Salas, filmant les manifestations à Santiago depuis des dizaines d’années, nourrissant des archives de plusieurs milliers d’heures. À un moment, il relate l’évolution de la technologie en nous montrant une gigantesque cassette emmagasinant trois heures d’images, pour ensuite en venir à son petit disque dure, déjà remplie de centaines d’heures. « Si seulement on avait pu avoir ces technologies à l’époque ! », s’exclame-t-il.
La frustration, justement, on la ressent souvent dans l’œil, et surtout dans la voix de Guzmán, semblant plus que jamais culpabiliser à propos de son exil, affirmant à de nombreuses reprises ses regrets d’avoir vécu plus longtemps à l’étranger que dans son propre pays. On ressent comme le prisme d’une image manquante, que le cinéaste se serait lasser de chercher. Reliant ainsi le passé et le présent par ces suites d’images, « La Cordillères des songes » marche en plein dans le didactisme que « Nostalgie de la lumière » et « Le Bouton de Nacre » avait si justement réussis à éviter. Mais en sacrifiant une certaine pureté, notamment en soulignant trop ses sujets et ses intentions, Guzmán parvient justement à matérialiser un Chili présent, et futur, noyé par le labyrinthe du libéralisme, et où poussent, face aux montagnes, des géants de verre, d’acier, de béton. Entre témoignage, contemplation, invisibilité et matière, « La Cordillère des songes » reflète une mémoire autant géographique que politique, rajoutant cependant nombre de fichiers à un disque dur déjà plein. Un labyrinthe mental pour une carte de la douleur.
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