Parce qu'il est lui-même le public et que sa contribution à quelques uns des plus grands succès de l'histoire du cinéma l'a démontrée, on a tendance à oublier que Steven Spielberg a déjà oeuvré dans le drame pur bien avant les adaptations des romans de Alice Walker et JG Ballard dans la seconde moitié des années 80. Sugarland Express, premier long métrage officiel du réalisateur (en compétition s'il vous plaît) revenu de Cannes auréolé du prix du scénario en 1974 aurait pu transformer la carrière du king de l'entertainment si celui-ci n'avait pas failli au Box office sur sa terre natale. Un peu à la manière de George Lucas qui selon les dires de Francis Ford Coppola, "Star Wars est la pire des choses qui soit arrivé au réalisateur de La Menace Fantôme", Spielberg aurait pu embrasser une carrière différente. Non pas un abandon du divertissement à proprement parler puisque le rêve est une constante du ciné du Wonder boy mais peut-être de s'y livrer de manière plus épisodique. Car il se cache au plus profond du cinéaste une empathie et une compassion pour son prochain qui force le respect. Cette fibre humaniste à l'égard de la communauté afro Américaine s'est exprimée à trois reprises au cours de sa carrière et La Couleur Pourpre en constitue le segment le plus complexe à défaut d'être le plus passionnant.
Amistad et Lincoln bien que représentatifs des valeurs démocrates de Spielberg sont autant de gestes altruistes qu'une analyse en profondeur de la mécanique judiciaire américaine et du changement des mentalités. Cependant la vision du réalisateur reste classique en adoptant le point de vue du défenseur/politique/juriste fustigeant les inégalités raciales et appliquant les fondements d'une éthique nouvelle. Derrière l'oeilleton de la caméra, c'est bien Spielberg qui encode mais c'est aussi une certaine vision du monde occidental qui est représentée prônant la justice et l'égalité sur une terre en friche. Au sein de l'entreprise, rien de bien nouveau et aucun discours contraire de journalistes critiques susceptibles de freiner la bonne marche du réalisateur de Jaws. Lincoln est à ce titre son métrage le moins accessible et ironiquement son plus gros succès des années 2010 sur le territoire américain loin devant Ready player One. La force d'une réalité devenue...mythe.
La messe ne sera évidemment pas la même pour La Couleur Pourpre. Le dispositif d'écriture n'est pas de flatter le système juridiciaire mais bien de brosser le portrait d'une martyre appartenant à la communauté noire. Il n'en fallait pas plus pour heurter les sensibilités. Comment un homme de race blanche pouvait-il adapter le roman d'Alice Walker sans se fourvoyer ? Une hérésie sur un plan culturel (ou racial c'est selon) amenant forcément à l'échec artistique. Manque de bol, La Couleur Pourpre engrange 98 M de $ au box office soit environ 242 M en dollars constants. Un score équivalent à un blockbuster contemporain de grande ampleur couplé à une dizaine de nomination aux Oscars. Le tiroir caisse et les statuettes n'ont jamais été gages de qualité mais il faut reconnaitre à Spielberg un dérapage controlé assez spectaculaire. L'adaptation du roman d'Alice Walker est aussi difficile à retranscrire à l'écran que le roman de Thomas Keneally, La Liste de Schindler.
La Couleur pourpre repose sur une incompréhension opposant la morale à une approche cinématographique singulière. La violence sociale et physique convertie par le prisme du mélodrame et de la mise en scène ont posé question à maintes reprises. Un problème insoluble pour certains détracteurs auquel le cinéaste répond sans détour en shootant gracieusement "ces victimes et ces agresseurs" plein cadre sans s'excuser de la beauté occasionnée par la photo d'Allen Daviau ni par sa direction d'acteur volontairement accentuée. Celie et Nettie, deux soeurs livrées en pâture à un père incestueux puis soumise au mariage arrangé n'auront que la force de leur amour pour contrer les éléments extérieurs. On a beaucoup reproché à Spielberg son lyrisme et l'épaisseur du jeu de ses actrices dans les instants de séparation. Douglas Sirk empêchait-il Jane Wyman de pleurer des torrents de larmes et de se morfondre sous la lumière automnale de Russell Metty au son des violons ? Spielberg s'inscrit délibérément dans cette trajectoire comme un héritier du mélodrame flamboyant en abordant la question de la fracture sociale au coeur de deux communautés. Là où John Ford s'était illustré avec le sublime Sergent Noir, son disciple reprend le flambeau de l'équité en creusant plus profondément encore la question de l'injustice. Mais citer Sirk et Ford comme cautions artistiques n'auraient pour intérêt que de singer L'Âge d'or Holywoodien si le réalisateur d'Amistad n'avait pas secoué le cocotier plus violemment encore. Car derrière les rondeurs d'une mise en image parfaite, se cache toujours un cinéaste imprévisible. Spielberg ose le parallèle de la condescendance du blanc moyen et de la violence d'un patriarche noir (Danny Glover superbe). Une balance intervenant pour ne jamais désigner un fautif ou porter un jugement péremptoire mais faire vivre au spectateur une atmosphère anxiogène. La valeur de La couleur pourpre réside dans cette vertu mais aussi dans sa volonté de mettre en scène le petit théâtre de la communauté noire où la violence physique et psychologique participe au chemin de croix de l'héroïne.
Oeuvre courageuse, La Couleur pourpre laisse cependant planer quelques doutes quant à la maturité totale de son auteur. Spielberg vient d'avoir quarante ans et le péché de redondance l'habite encore un peu. Les coeurs gravés dans l'écorce des arbres de Celie et Nettie appuyant le lien affectif entre les deux soeurs est une preuve de sa croyance en son Art. Trop peut être car le cinéaste coutumier d'un cinéma "à grand spectacle intimiste" pose un pied en terre inconnue. D'ailleurs, son irrésistible besoin de céder aux figures de style habillant chaque plan d'un effet destiné à conserver l'attention du spectateur dénote une bienveillance. Des aspérités ici et là qui n'altéreront jamais la force évocatrice d'une oeuvre à redécouvrir pour sa beauté intrinsèque et ses valeurs "Fordiennes".