Pourquoi un tel titre ? Depuis 2011, Marine Le Pen veut rompre avec les méthodes paternelles et les valeurs trop voyantes de l'extrême-droite (affichage du racisme, agressivité politique et sociale). La cravate symbolise cette stratégie de dédiabolisation du Front national prônée par Florian Philippot. D'où le choix du costume-cravate, d'un langage politiquement correct et du nouveau nom de Rassemblement national.
"La Cravate" raconte l'histoire de Bastien, vingt ans, militant au F.N dans une permanence d'Amiens. Les deux documentaristes l'escortent plusieurs mois jusqu'aux élections présidentielles de 2017. Mais leurs méthodes sont stupéfiantes. Le filmer dans la permanence locale, dans un centre de jeu au laser où il travaille, chez lui dans son appartement, à Paris pour lancer la chaîne youtube du F.N ou en pleine campagne électorale ? Cela leur semble trop risqué... Ils lui font lire un scénario en quatre parties (Début de campagne, En costume, Les Démons, La Flamme, suivi d'un épilogue). Et ils sollicitent son accord ! Bastien exprime parfois des réticences quand le texte est trop critique, mais neuf fois sur dix entérine le discours qui analyse et interprète sa propre vie... Le naïf vient de signer un nouveau C.D.D (Contrat de Délégation de son Discours)...
Pourquoi agir en juges d'instruction ? Avant d'écrire le scénario, Bastien a longuement raconté sa vie, ce qui l'a mis en confiance. Parler de soi est valorisant après un parcours scolaire déplorable... Le duo a vérifié ses déclarations, les ont recoupées... et découvre ainsi des secrets gênants... Le prévenu est invité à parler pendant des semaines, mis en confiance, puis ses paroles se retournent contre lui... Cela conforte les enquêteurs dans leur défiance et leur rejet initial. Le présent en costume-cravate cache mal un passé de skinhead... Leur film confirme le jugement de l'école et d'un ancien patron. Bastien est effectivement un paumé, un raté, potentiellement dangereux.
Autre méthode douteuse, les deux réalisateurs coupent le son lors de réunions électorales. Ils ne veulent pas faire entendre les thèses frontistes ! Et si leurs amis les rejetaient pour d'immondes complaisances d'extrême-droite ? Cela révèle encore leur phobie pour une idéologie qu'ils combattent. Et tant pis pour la liberté d'expression ! Comportement étrange car personne n'ignore les thèmes du Front national ! Apparemment, nos compères craignent la contagion. Alors pourquoi choisir pour sujet le Front national ?
Mais était-ce en réalité leur projet ? Étienne Chaillou et Mathias Théry tiennent à distance les militants, censure leur parole publique. Le F.N c'est le Mal ! Il faut le démasquer, le dénoncer. Leur mégaphone est une voix-off omniprésente qui récite les phrases du scénario, commente l'action et les discussions. Cette voix-off vampirise tout... Nos militants idéologues se privent ainsi de découvertes sur l'un des principaux partis politiques. Cette relation est donc faussée dès l'origine. Bastien a cherché à leur faire partager ses idées, a cru gagner leur sympathie. Mais les deux compères sont plus âgés, aguerris et maîtrisaient leur film. La relation s'avère perverse : "Pile nous gagnons, face tu perds !" Bastien se servait de leur film pour exister, comme d'une psychothérapie. Les auteurs se servent de lui comme un cas représentatif de l'extrême-droite. Analyse biaisée car il existe des Bastien dans tous les partis politiques.
Comment Bastien reste-t-il sympathique ? Son amour pour la France, ses projets de mariage, son espoir de promotion sociale sont touchants. Son dégoût quand il découvre la lutte pour l'argent et les places au F.N douche son idéalisme. Les scènes les plus intéressantes sont malheureusement peu développées. Quand Bastien s'exprime sur son passé et sa vie, quand il commente le fameux scénario ("Est-ce que je suis un connard ?") par exemple. Ou quand il fait chanter "Les Corons" aux militants dans leur car. L'émotion pourrait surgir d'une parole véritable ou d'une situation... Mais on attend vainement d'en savoir plus... Car les coupures au montage furent impitoyables. Et la voix-off officielle occupe le terrain, garde le contrôle. Coupons ! Aseptisons !
Au pays des peurs politiques et sociales, nos sociologues militants bétonnent leurs moyens de contrôle : ruse pour escroquer la confiance de leur jeune interlocuteur et en abuser, obligation d'approuver un scénario cadenassé, coupure du son des discours (censure idiote, mais la peur est la plus forte), voix-off omniprésente qui désinfecte le réel et les images, etc. Quelle défiance du réel, quel prêt à penser confortable ! Nous en apprenons autant sur les obsessions des auteurs que sur celles de Bastien... Mieux connaître Bastien, son chef Eric et d'autres militants aurait été judicieux. Pourquoi craindre leur expression ? Quant à traiter réellement, avec hardiesse et honnêteté, un sujet important de notre vie politique...