Petit, une de mes devinette bébête préférée était la suivante:
si, dans une ruelle, vous suivez trois matelots, quel mot devez-vous crier pour qu'un -et un seul- des trois, se retourne ?
Gibraltar.
C'est forcément un des trois.
Autant vous dire que j'ai plus d'une fois pensé à cette devinette en regardant ce film mettant en scène trois marines.
♪ in the navy ♫
Au seul vu de l'affiche intrigante de ce film, j'ai longtemps cru à une romance homosexuelle au sein de l'armée.
Il n'en est rien.
Pourtant, Hal Ashby, son réalisateur, en était d'autant plus capable qu'il sortait à peine d'une idylle entre un jeune ado et une octogénaire bon pied bon œil (le fameux Harold et Maude, qui ne rencontra aucun succès en 1971).
Hal est bonhomme assez incroyable, un hippie inconséquent (aux yeux des critères de l'industrie cinématographique), issu d'une famille mormone de l'Utah, que seul le nouvel Hollywood des années 70-76 pouvait tolérer. Encore mieux: c'est seulement au cours de cette parenthèse curieuse que la grande machine à dollars qu'est le Hollywood de ce temps, à cause des films en vogue à cette époque, pouvait donner une chance à un tel individu. Regardez des photos de Hal Ashby en ces années 71 ou 73 et vous aurez une idée de quoi je parle.
Pourtant, au début, Ashby n'est pas vraiment chaud à propos de cette histoire de marins en goguette, au point qu'il commence par refuser le projet. Mais il fit bien d'y revenir. Plein de thèmes qui lui sont chers sont présents dans le script: la puissance contraignante de la société, une quête fugace (et vouée à l'échec) de liberté, une histoire d'amitié et d'initiation, deux trois êtres humains qui se rencontrent et se dévoilent.
La ballade chauffage
Si l'on doit affirmer que tout dans ce film sonne terriblement vrai, il nous suffira de souligner les conditions certainement tes délicates dans lesquelles il a été tourné. La majorité des plans sont pris en extérieur, dans le froid le plus implacable, si on en juge par ces nombreuses fois où on voit Nicholson, Young ou Quaid tenter de se réchauffer alors que leurs haleines exhalent de terriblement révélatrices volutes.
Et ce n'est rien d'ajouter que les protagonistes passent leur temps à essayer de se tenir chaud, au sens propre comme au sens figuré.
Avec une trame simple comme celle de demander à deux "marines" d'en accompagner un troisième à l'endroit où ce dernier devra purger 8 années de peine pour un délit assez anodin (le troufion, en allant ainsi au trou, l'a clairement dans le fion), il est très facile de se planter. En sautant à pied joint, par exemple, dans tous les panneaux qui balisent si facilement ce genre de production: des gars qui commencent par se détester avant de se découvrir et se rendre compte qu'ils sont finalement tous semblables dans le fond, des scènes de joies immodérées, des extrêmes vers lesquels pourraient tendre les uns et les autres, ou, enfin, un happy-end suspect.
Tout ceci nous est épargné.
Tout est écrit et joué sous le sceau impeccable de la justesse, ce qui rend l'expérience inoubliable, permettant au film de se classer dans la catégorie des indispensables des années 70.
Bidasse Badass
Buddusky et Mulhall ("Badass" et "Mule") sont bien entendu superbement portés par les interprétations de Nicholson et Otis Young. La révélation est pourtant à pointer du côté de Meadows, campé par un Randy Quaid exceptionnel, oscillant sans cesse entre le jeune zébulon ébahi qui ne comprend rien de ce qui lui arrive et le type taciturne et renfrogné, totalement écrasé dans l'étau d'une personnalité terriblement conformiste et une cleptomanie maladive. Une scène de fou-rire ou de déniaiserie tarifée deviennent, grâce à cette performance hors-norme, de purs moments de grâce.
Grâce soit enfin rendue au scénariste Robert Towne, qui décida de changer la fin du roman dont est inspirée l'histoire. Ce choix, éminemment judicieux, confère à l'ensemble ce sentiment blafard et désabusé d'une Amérique en plein changement de repères (bla bla), et baigne ce récit désenchanté d'une ambiance absolument singulière et propre à ces années où tout était permis au cinéma.
Surtout le meilleur.