Golgotha. Sainte Véronique tend son voile au Christ suant. Lorsqu’il lui rend, son visage reste imprimé sur le tissu. La chair poursuit son calvaire, le reflet se fige dans l’éternité. Le dédoublement se prête peut-être mieux à la séparation qu’à la contemplation.
Près de deux millénaires plus tard, Véronique pleure lorsqu’elle trouve la photo de son double, preuve d’une présence tant ressentie, sans jamais avoir pu être saisie.
J’ai senti mon cœur saisi
Par un son de clavecin
Sourd, jauni, quasi défunt,
Trouble comme le parfum
De pluie et de parchemin
Des in-folio latins
Et proche et pourtant éteint
Comme un moi-même indistinct
Au fond d’un miroir sans tain,
Étrange, secret tintouin
Intérieur et lointain,
Une de ces pauvres gammes
De bémols couverts, chagrins,
Qui réveillent dans les âmes
La sainte odeur des matins
– O.V. de L. Milosz, « La Gamme », Poèmes, 1918
En Pologne, Weronika succombe lors de son premier concert. En France, Véronique atteint le septième ciel avant elle. La transition entre les deux personnages se fait par l’osmose antithétique d’Eros et Thanatos, traditionnelle opposition entre les pulsions créatrice et destructrice. La vie est rattrapée à son seuil pour rivaliser avec l’abysse du deuil. La mort ne dépend que d’un simple fil : qu’il s’agisse du lacet que Weronika s’enroule autour du doigt ou bien des cordons qui relient la marionnette à la main fatidique du démiurge.
Le monde devient laboratoire, le marionnettiste tient les ficelles, exécute et ressuscite, et trahit son égoïsme pour mener des expériences psychologiques. Les êtres apparaissent comme des entités malléables par une puissance transcendante, qu’il s’agisse du conteur Alexandre ou d’une divinité suggérée. Néanmoins, cette volonté ne semble pas arbitraire mais déterminée. Dès l’ouverture du film, Weronika est livrée au ciel sous la contemplation des étoiles d’hiver, et Véronique palpe la chair d’une feuille printanière. La fusion n’est rendue possible que par l’opposition, les empirismes se joignent et découlent vers une identité tiraillée.
« Le 23 novembre a été le jour le plus important de leur vie. C’est ce jour là, à 3h du matin qu’elles sont nées toutes les deux, dans deux villes différentes, sur deux continents différents. Toutes les deux avaient des cheveux sombres et des yeux brun-verts. Lorsqu’elles avaient toutes les deux deux ans et savaient déjà marcher, l’une se brûla en touchant un four. Quelques jours plus tard, l’autre approcha aussi son doigt d’un four, mais le retira au dernier moment. Pourtant, elle ne pouvait pas savoir qu’elle allait se brûler. »
Véronique apprend instinctivement des erreurs de Weronika, et la perception de Weronika vient s’immiscer plusieurs fois dans la vie de Véronique. De la balle transparente à l’anneau, les formes circulaires apparaissent comme des globes oculaires superposables. La mort de l’une devient indispensable à la survie de l’autre, et le sacrifice christique se clôt dans une dualité. A l’instant de sa chute, la caméra adopte le point de vue de l’âme de Weronika. Son esprit survole les spectateurs, puis se retrouve enclavée dans un corps enterré, délaissant l’immortalité au stade de la probabilité. Il ne reste à Véronique que la foi : la croyance ne devient qu’une autre dénomination de l’instinct. L’omniprésence s’affirme comme conséquence continue de l’absence.
Weronika était sur scène, Véronique est spectatrice. La musique fait résonner sa grave universalité ; la vie devient une partition régulée menaçant de se suspendre en demi-cadence.
Le drame existentiel se mêle à l’attendrissante futilité quotidienne : une écharpe rouge qui traîne sur le sol, une cigarette allumée à l’envers, ou le motif du passage de la personne âgée, memento mori ambulant et itération chère à Kieślowski. La Double Vie de Véronique s’impose comme la solennelle symphonie des topos du réalisateur mystagogue.
Site d'origine : Ciné-vrai