Est-ce par esprit de contradiction, ou étrange perversion que les films qui font tout pour se faire détester - non par plate provocation mais par une sorte de mélancolie anti-conformiste assumée - trouvent en moi une réserve fidèle d’indulgence, voire de bienveillance ? Non, je ne crois pas. Mais force est de constater en tout cas que ça marche pratiquement à tous les coups : plus le canard se fait vilain et impossible, et plus il attire ma sympathie comme si je lui savais gré de jeter aux orties tous les outils du charme et du consensus pour concentrer son énergie sur un seul et définitif geste : le doigt d’honneur.
Et dans le registre du trublion mal élevé et brouillon, Lánthimos dans son dernier opus n’y va pas avec le dos de la cuillère en bois. Dès le premier plan, la laideur de l’image est portée à des sommets qu’elle ne quittera qu’à de très rares instants, heureusement gâchés immédiatement par l’utilisation forcenée et sans justification d’un grand-angle fisheye aimablement mis en mouvement pour renforcer l’effet de nausée. Et à la laideur du rendu correspond avec un acharnement délicat la laideur des carnations, des maquillages, des coiffures : tout grince, tout jure et pour un peu on pourrait avancer qu’à la cour d’Anne tout pue même, car tout pourrit : les chairs, les sentiments et les âmes aussi.
Sur un sujet finalement assez proche - the rake’s progress - le Barry Lyndon de Kubrick avait choisi un équilibre subtil entre la beauté parfaite des cadres, la splendeur des atmosphères lumineuses, et la décomposition d’un monde et d’un personnage. Et pour prévenir les reproches de ceux qui ne manqueront pas de crier au plagiat raté, Lánthimos répond au fameux mouvement lent du trio de Schubert, par celui du quintet de Schumann (les deux intros sont trop parfaitement proches pour que le choix soit dû au hasard), façon de balancer en toute conscience : mon film messieurs, mesdames est cassé, cabossé, scarifié, dégueulasse, certes. Mais ni plagiaire ni raté.
Car cette volonté d’aller explorer les limites du médium - et de la patience du spectateur - ne fait évidemment que redoubler la pulpe diégétique malaxée de façon obsessionnelle pendant deux heures : quelle est la limite du pouvoir, la limite de l’ingérence, la limite du machiavélisme, la limite de la crédulité ? Quelques notes donc, toujours les mêmes, mais appuyées par un pianiste volontairement idiot dans un but finalement assez fin : que les harmoniques se mêlent et permutent, et offrent le spectacle d’un échange infini entre l’innocence et le crime, l’amour et la haine, la chute et le triomphe. Instabilité si bien cachée au sein de l’intime, si infime dans le pli du vivant que Lánthimos pour la découvrir préfère le dépeçage à vif, brutal, déplaisant, plutôt que l’autopsie bien policée d’un cadavre froid et à jamais impassible.