D'abord introduit au cinéma du réalisateur grec Yorgos Lanthimos par la Mise à mort du cerf sacré (2017), psychodrame troublant tourné autour du sacrifice et de la manipulation et qui met en scène l’immixtion d'un adolescent flippant au sein d'une famille américaine modèle, cette deuxième expérience hellénique nous transporte de l'autre côté de la Manche pour assister à un bal costumé au cœur de la cour d'Anne Reine de Grande-Bretagne (1655-1714) où les tirs aux pigeons et courses de canards côtoient d'autres jeux - de pouvoir - autrement plus sombres.
Fenêtre sur Cour
Malgré un sujet radicalement différent, on retrouve ici un humour noir qui se mêle au grotesque de la farce. Le personnage d'Abigail Masham (Emma Stone), ancienne noble désargentée poussée à la prostitution par un père qui l'a vendue au jeu, est ainsi introduite à sa supérieure et future rivale Sarah Churchill (Rachel Weisz) recouverte d'excréments après un atterrissage forcé dans la fange et un tour joué par les domestiques. Le rire revient devant une scène burlesque de course de canard organisé au centre d'un salon, où l'utilisation du ralenti et les gros plans sur les visages défigurés, nous présentent une cour qui sous les perruques et le fard n'hésite pas à se ridiculiser pour une gloire futile. La Reine n'échappe pas à l'outrage puisqu'elle est aussi moquée pour son maquillage comparée à la toison d'un blaireau. Enfin le rire nous échappe devant une scène de bouffonnerie pure, au ralenti toujours, où un homme nu, corpulent, emperruqué et avec pour seul cache sexe sa main est bombardé avec des oranges sanguines.
Ces scènes d'humiliations, qui servent la critique d'une élite pervertie ne sont qu'un extrait du déploiement de méchanceté qui se déverse sur l'ensemble des locataires du château. Jeu de domination où tous, des plus nobles aux plus simples, sont habités par la mesquinerie et absolument dénués de bienveillance. Emma Stone qui semble dans un premier temps comme l'agneau jetée dans la gueule du loup, propulsée dans un fossé, brûlée à la soude, s'appropriera bientôt ces codes ne reculant devant rien pour parvenir à ses fins. Ici l'amour est vicieusement réduit à une marche en bois sombre sur laquelle on s'appuie pour se grandir au dépens de l'autre.
Fiat lux(e)
La nuit les jeux de lumière sont omniprésents et captés dans un décor somptueux, salles de bal éclairées à la chandelle et au lustre, couloir secret illuminé par une bougie, intimité du lit partagé éclairé par une faible lumière, découverte du secret que l'on pensait protégé par l'obscurité. L'utilisation d'un dispositif de fisheye dans certaines scènes peut surprendre, mais l’œil de poisson nous immerge dans la cuisine comme le ferait une caméra de sécurité. On épie les faits et gestes de chacun à l'affut de l'erreur et de la moindre bribe d'information. Dans un monde où l'on ne cesse d'annoncer la fin de la vie privée, le quotidien des domestiques dans lequel toute notion d'intimité est bannie (de la douche commune aux chambres à 15) nous rappelle les affres de la promiscuité et la valeur d'un espace réservé. L’ascension sociale d'Abigail, représentée d'abord par l'obtention d'une chambre, puis par l'octroi symbolique d'une clef - qui donne accès à l'intimité de la reine et à ses appartement - se fera paradoxalement grâce à l'exploitation d'un secret. A la cour et dans le monde, celui qui détient l'information détient le pouvoir, il n'est pas étonnant alors que le chef de l'opposition parlementaire incarné par Nicolas Hoult soit disposé à échanger des renseignements contre tout service.
Au milieu de cette mascarade se trouve le personnage de la Reine, enfantin et capricieux, autour duquel gravitent toutes les précautions. Interprété majestueusement par Olivia Colman (qui sera récompensée par un Oscar de la meilleure actrice) dont on apprécie la variété et la justesse des émotions qui traversent cet être abandonné, décadent, malade et instrumentalisé comme un jouet.