Il serait tentant après avoir vu La Favorite (2018) d'établir un parallèle comparatif avec le Barry Lyndon (1975) de Stanley KUBRICK et en effet plusieurs éléments semblent se répondre, l'Angleterre du dix huitième siècle comme théâtre, l'ambition résolue à se hisser dans la hiérarchie sociale y compris dans ce qu'elle a de plus immoral, le soin admirable apporté à la mise en scène, le sens du cadre conférant aux deux films une beauté plastique inouïe évoquant toutes deux des œuvres picturales et même le travail sur la photographie saute aux yeux lors des scènes éclairées à la bougie, même si je pense que pour celui-ci l'effet de lumières naturelles a été travaillé en amont sur le plateau avant d'être traité en post production grâce au numérique, mais à vrai dire je l'ignore. Le chapitrage qui rythme l'intrigue est lui aussi constitutif aux deux longs métrages.
Néanmoins le film de Yorgos LANTHIMOS se distingue sur bien des points et parvient avec une rare maîtrise de son art à s'émanciper de cette figure tutélaire quelque peu encombrante.
Dès la scène d'ouverture, LANTHIMOS veut nous plonger de façon physique dans la boue, cette fange malodorante dont il couvre les corps à divers moments, que ce soit dans le désir d'illustrer une forme de violence de classe, d'opposition entre la noblesse et le peuple ou dans les bénéfices supposés de cette terre saturée d'eau. La boue comme matière revenant plusieurs fois dans le film et qui servira à illustrer l'évolution des protagonistes au fur et à mesure que leurs destins se forgent aux côtés des autres. Mais alors que celle-ci est absente dans les cadres opulents où se déroulent les agissements relatés, sa symbolique perdure, la saleté où l'on se vautre de façon décadente prenant alors la forme de tomates pourries que l'on s'envoie au visage dans des éclats de rires de fins de règnes, quelque chose d'orgiaque qui rappelle le déclin de l'empire romain, elle est enfin présente de façon allégorique dans l'esprit et le comportement des différents personnages dont la soif de peser et de se hisser aux sommets gomme toutes considérations d'ordre morales.
La cour anglaise à cette époque est selon LANTHIMOS, un lieu de dépravation, rongé par le vice, gangrené par l'odieux, mû uniquement par les ambitions et desseins individuels sans soucis de l'autre, ni du bien être général, ici seuls comptent le 'je', le "moi" et les questions sociales ou d'état ne sont là que pour servir cet individualisme mortifère. Mon indécrottable gauchisme me poussant dès lors à y voir un troublant parallèle avec notre société actuelle qui semble elle aussi se construire ou du moins essayer sur ces notions du chacun pour soi et tant pis pour les autres.
Au centre de tout cela on trouve trois femmes qui incarnent charnellement et mentalement le sujet, d'abord la Reine dont la santé vacillante et la psyché troublée en font alternativement un être fort, conscient, maître du jeu et un être fragile, absent, manipulable, mais de cette Reine fascinante, incarnée avec une force de jeux incroyable par Olivia COLMAN, je reparle à la fin.
Les deux autres femmes dont on nous expose le récit en parallèle, et même au-delà en opposition, en miroir l'une de l'autre, sont Lady Sarah Malborough favorite de la reine mais surtout amante et qui use de sa position pour influencer les décisions de cette dernière notamment sur la question de la poursuite de la guerre en cours avec la France, conflit dans lequel son époux joue un rôle primordial et qui pourrait, selon le choix stratégique pris par la souveraine, voir son avenir au sein de l'élite du pays perdurer ou cesser. Profitant au seul bénéfice de son nom, de la faiblesse supposée de la régnante, elle multiplie les actions en faveur de ses intérêts, rentrant en conflit ouvert avec le chef de l'opposition mais l'arrivée inattendue et inopportune de Abigail Masham viendra mettre à mal le déroulé prévu.
Abigail issue d'une famille noble ayant connu déboires et déchéance se retrouve engagée comme employée de la cour au service de Anne, la Reine, mais bien vite grâce à une intervention dont elle seule a pris l'initiative, et qui a apporté le réconfort physique dont la souveraine avait besoin pour soulager ses douleurs liées à une goutte l'handicapant lourdement, lui feront intégrer le cercle intime de la Reine.
De là la rivalité entre les deux favorites ne cessera de croître, la jalousie de se manifester et chacune finira par tisser des liens avec d'une part la femme impotente mais inamovible que figure Anne, mais avec d'autres personnages de la cour, qui pour servir un dessein d'ambition sociale, qui pour aider plus ou moins sciemment les manigances visant à promouvoir Lady Malborough et son époux. LANTHIMOS décrit un véritable cloaque dont la richesse des costumes, l'opulence des décors et les moyens financiers illimités ne dissimulent jamais l'immonde du jeu de dupes qui se joue sous nos yeux. A ce titre le choix de l'usage d'objectifs très grands angles concoure à montrer toute la laideur qui ressort de ce récit, la déformation induite par ce choix technique de l'image rendant les visages grotesques, accentuant les défauts physiques et par conséquent le nauséabond et l'immoralité permanente qui anime l'ensemble des protagonistes. Une gynécée vénéneuse dans laquelle Lesbos depuis les alcôves puantes de suffisances manipule à dessein les ambitions délétères, une soif du pouvoir, du contrôle qui contre toute attente se dévoile une manipulation généralisée ourdie par celle qu'on pensait la plus faible.
La Reine, qui tandis qu'elle nous est montrée comme une marionnette aux mains de ses deux courtisanes vénales et motivées par l'appât du gain, de la renommée, de la défiance envers ceux qui ont conduit à sa déshérence, se dévoilera au final comme la grande instigatrice de ces manœuvres de couloirs, se jouant aussi bien de l'une comme de l'autre, de l'envie d'accession aux plus hauts de la société, comme du désir primordial d'y rester, jouant avec une subtilité confinant au machiavélique de leurs sentiments amoureux sincères ou joués et cette révélation finale rend l'ensemble vertigineux.
D'aucun pourrait considérer le film comme misogyne, je ne pense pas, d'abord parce que si effectivement les personnages principaux se trouvent être des femmes, les hommes n'y sont pas montrés de façon très flatteuse, ils sont faibles, décadents, puérils, idiots, ridicules, inconstants, et sont les jouets de plans intellectualisés à des niveaux d'expertise qui les dépasse. Non à l'instar de Lars von TRIER ou de Darren ARONOFSKY, je considère que Yorgos LANTHIMOS est un misanthrope et qu'il décline cela dans chacun des films que j'ai pu voir de lui, le dérangeant Canine (2009), le troublant mais fascinant Mise a mort du cerf sacre (2017) ou le singulier mais tout aussi passionnant The Lobster (2014). Si Lars VON TRIER me parait le plus radical du trio dans sa façon d'à travers les sévices infligés à ses personnages de crier sa misanthropie, Darren ARONOFSKY le plus concerné par l'envie de châtiment biblique comme grand moyen de punir cette humanité honnie, LANTHIMOS m'apparait comme le plus psychologique dans son approche du thème, préférant à la douleur physique jouer sur la destruction mentale et graduelle de ses personnages.
C'est tout cet ensemble tant formel que sur le fond que le film m'a ébloui, une fois de plus concernant le cinéma de ce réalisateur, un véritable plaisir malsain à observer ce déclin abyssal où plongent des représentants d'une humanité qui moi aussi me questionne sur sa solvabilité morale.