Useless bride
La fièvre de Petrov perdait la conscience du spectateur en l’enfermant dans les délires d’un personnage sous l’emprise de la maladie : le nouveau film de Serebrennikov explore à nouveau le même...
le 17 févr. 2023
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Après Leto (2018), admirable comptine rock'n'roll dans laquelle il raconte les rêves d'émancipation d'une jeunesse soviétique qui s'inventa sa perestroïka avant qu'elle n'advienne dans les faits. Après La Fièvre de Petrov (2021), sublime errance lysergique, foutraque, ode bordélique et éthylique à la schizophrénie qui caractérise la Russie contemporaine, dont la radicalité assumée m'avait subjuguée, Kirill SEREBRENNIKOV continue son autopsie de l'idée russe avec cette fois sous son microscope, la figure iconique d'une fierté nationale par définition inébranlable et inattaquable, le grand compositeur Tchaïkovski.
Néanmoins Kirill SEREBRENNIKOV, comme s'il souhaitait que ce legs de la Russie à l'humanité conserve son aura et une part de mystère, choisit de l'aborder en en faisant finalement un personnage secondaire, préférant focaliser son attention et donc la notre sur sa femme. Ce pas de côté m'a rapidement évoqué l'idée du conte. Contes qui à l'instar des textes mythologiques contiennent en eux ce qui fondera les sociétés humaines, s'abreuvant aux symbolismes et usant de l'art de l'allégorie, de la science de la personnification des concepts, afin de répandre le terreau où fleuriront les pousses vertes et où germeront les frondaisons d'arbres en devenir que le conte évoque, narre, avant qu'ils ne constituent une part de réalité et prennent vie, prennent formes sous l'impulsion chaque fois renouvelée de l'œil des lecteurs.
Le conte enfin, contient en lui, de façon presque irrépressible l'idée de l'ogre, entité monstrueuse qui se voudra selon les époques, la parabole de l'interdit, celle du trop plein, du désir inassouvi, mais là encore Kirill SEREBRENNIKOV détourne cet aspect en nous renvoyant non pas l'image attendue de l'ogre, qui d'ailleurs on s'en rend compte rapidement, quasiment dès la scène d'ouverture des obsèques, n'est pas associée à la figure de Tchaïkovski, mais bel et bien à celle fragile et insoupçonnable de sa femme.
En effet à travers sa passion dévorante, son amour exclusif et univoque, son érotomanie clinique et son obsession morbide envers cet homme, contraint en raison des conventions sociales de son époque - et sans doute aussi actuelles - d'une Russie où vivre son homosexualité de façon officielle relève du suicide social, d'épouser celle qu'on lui impose mais pour laquelle il n'a jamais, bien au contraire, manifesté le moindre intérêt d'ordre charnel, ni le moindre sentiment amoureux. C'est ici pour moi que point l'idée de l'ogre, chez cette femme troublée, inapte à voir ou concevoir l'évidence d'un subterfuge crée par l'entourage du grand maître pour faire illusion, dès lors cette obsession maladive qui pourra s'apparenter à une forme de harcèlement illustre à mon sens l'excès total, l'animalité insensée face à la raison et à la modération supposées de l'homme ou ici de la femme.
On pourra cependant pointer du doigt l'ignominie faite à cette femme, dont on s'est joué sans détours ni compassion afin de servir l'aura de cette star nationale qu'il convenait de maintenir à tous prix sur le piédestal de marbre où on l'avait placée et quitte à saborder et contraindre dans sa folie auto destructrice celle qui par son amour vrai, sincère, accepta à son corps défendant d'incarner pour la cour des admirateurs et la cohorte des gens le paravent sociétal qui leur dissimulerait la vérité sur leur héros.
Car tout dans sa mise en scène ou sa photographie et même son utilisation de la couleur, confère au film cette ambiance qui conjugue en un mouvement grandiose l'élégance, l'apparat et le cadavérique. Les ornementations et envolées lyriques voisinent et même copulent par instants avec le nihilisme absolu et la folie n'est jamais très éloignée d'une conscience mortifère que le drame ne peut qu'advenir, le malheur s'épandre telle une inondation et dans une langue où eau se traduit par "vodka" il est dès lors aisé de déceler là encore et finalement tel un leitmotiv du cinéaste, une critique acerbe de la Russie moderne.
Une vision soljenitsienne du charme slave à la fois ardent et glacial, à la fois onirique et cauchemardesque, à la fois grandiose et mesquin à la fois fascinant, hypnotique et désemparant ou quand le rouge et le noir s'épousent non pour le meilleur mais pour creuser plus profond la tombe d'un pays qui n'en finit pas de s'écrouler sous les assauts d'un peuple qui se libère de chaînes pour immédiatement s'attacher à d'autres aussi asservissantes.
Bouleversant et sublime.
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Créée
le 31 oct. 2023
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