L’opinion qui domine quant à La Femme de Tchaikovsky, le nouveau film de Kirill Serebrennikov, c’est que c’est un (énième) film sur la misère de la condition féminine ; certainement, le fait que son interprète principale, Alyona Mikhailova, se soit fait snober d’un prix d’interprétation à Cannes au profit du très médiocre Holy Spider contribue à renforcer cette idée. Ce n’est pas que cette interprétation soit inexacte, exactement : c’est bien un film sur une femme, qui est misérable, et qui offre une certaine analyse sur les relations de genre. Mais il est surprenant que sa dimension politique et allégorique est été si peu relevée : si il parle de genre, c’est bien davantage de la masculinité, et de la place de cette masculinité dans une histoire politique russe que l’on sait plus que jamais être troublée.


Le Tchaikovsky du film n’est pas vraiment humain – il disparaît d’ailleurs de longues scènes durant et sa première apparition le montre déjà comme cadavre. C’est une espèce de symbole national, de force de création titanesque. Un poète qui a échangé le cœur pour la puissance – pour l’Âme, l’âme russe, même, pourrait-on dire si l’on n’avait pas peur d’évoquer des stéréotypes nationaux quelque peu clichetonneux. Un idéal auquel l’héroïne du film s’accroche coûte que coûte, au-delà du raisonnable. Elle est prête à accepter la déchéance sociale, l’humiliation, la misère, pour le simple fait de côtoyer cette force vive de la nation. Alors même que son mari ne la désire pas – la nation n’a pas besoin des femmes dans son ordre symbolique. L’autoritarisme, le fascisme (non pas au sens de mouvement politique stricto sensu, mais de force idéologique et symbolique, telle que le définit Robin Wood dans Sexual Politics and Narrative Film) n’ont après tout pas à s’embarrasser de quelconques éléments féminins, préférant se complaire dans un culte archaïque de la masculinité. Et, de façon intéressante, de la forme masculine. L’hypocrisie courante chez les néo-traditionalistes, qui prônent un retour à Sparte ou à Rome en ignorant tous les ébats peu hétérosexuels qui s’y déroulaient, n’est pas nouvelle, mais Serebrennikov, lui-même homosexuel, en tire une matière particulièrement intéressante. Il n’y a pas de sexe entre hommes dans le film, et Tchaikovsky lui-même n’est jamais présenté sous un jour particulièrement érotisant (l’inconvénient lorsqu’on veut être une espèce de force physique fondamentale, de surhomme Nietzschéen, c’est que les statues de marbre bandent assez rarement). Mais on voit des corps, qui dansent, qui sont manipulés – une espèce de charge érotique toujours mobilisée, mais jamais dépensée : un culte du corps qui ne peut être mobilisé ni en un amour véritable, ni même tout simplement en basse pulsion reproductrice. Imaginez un couple nu dans un lit, ne se touchant jamais, mais regardant un spot télévisé où Vladimir Poutine lutte torse nu avec des ours : une vénération qui ne peut qu’amener la stérilité, le pourrissement, la mort.


https://www.youtube.com/watch?v=TLMh3MbSj8M


Les dernières séquences du film sont à ce titre magistrales. Après l’annonce de la mort de Tchaikovsky, Antonina erre dans les ruines vides d’un appartement, comme hantées par les spectres d’hommes nus et dansants, avant de disparaître, comme happée par les rues, un simple carton nous apprenant qu’elle aura péri peu de temps après. Et pourtant, cette disparition qu’elle s’inflige est quelque chose qu’elle a âprement désiré : elle ne laissera jamais Tchaikovsky la quitter, parce que le renoncement à une certaine idée du sublime serait perçu par elle comme un plus grand déshonneur que la déchéance et la désintégration. Si La Femme de Tchaivosky est bien le récit d’une relation toxique, c’est moins celle qui unit Piotr et Antonina, et davantage celle qui unit la Russie et les russes.


La démonstration n’est pas sans une certaine pesanteur : comme dans La Fièvre de Petrov d’ailleurs, Serebrennikov aime à réitérer son propos, à construire la signification de ses films à travers des scènes qui, superposées les unes aux autres, sont à la fois une chappe de plomb et un réseau interconnecté de symboles – et ce systématisme nuit parfois tant au rythme qu’à la portée émotionnelle de ses récits, en lui faisant négliger certaines pistes intrigantes. Les propres ambitions musicales d’Antonina, par exemple, qui dans le film semblent indiquer une croyance dans la nécessité de l’espèce de force primitive d’un Piotr pour réaliser son propre potentiel artistique et créateur – mais qui pourraient suggérer que ce qui l’attire chez Tchaikovsky, c’est aussi son propre reflet, dans une reprise d’un thème homosexuel qui aurait été un peu plus provocateur que le nihilisme aussi charmant que putréfié de Serebrennikov. Reste, malgré tout, une plongée stimulante dans les eaux troubles d’un nationalisme traité comme une maladie contagieuse et sexuellement transmissible.


EustaciusBingley
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Créée

le 13 avr. 2023

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