Selon Albert Camus (1913-1960), l’absurde est le décalage entre notre besoin de donner sens aux événements extérieurs et à notre existence en les comprenant par rapport à une finalité et leur absence de sens. « L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde » Albert Camus, Le mythe de Sisyphe. C’est le rapport même des humains à l’Univers qui leur est étranger, c’est-à-dire qui ne satisfait pas leurs aspirations, qui est indifférent à leur recherche de sens, qui est en décalage par rapport à leurs attentes, qui échappe à leur compréhension en termes de raison.


Les sciences mettent en évidence les causes de notre existence et des phénomènes extérieurs, elles répondent à la question « comment » et non à la question « dans quel but ? ». Plus encore, les sciences modernes reposent sur un postulat mécaniste : les événements obéissent à des lois aveugles de cause à effet, sans finalité. Le contexte de la « mort de Dieu », c’est-à-dire de la laïcisation des sociétés et du recul des croyances religieuses, généralise alors une conception tragique de l’existence liée à la conception d'un monde monde vide de sens. Cela se retrouve dans les vanités en peinture et le mouvement littéraire de l’absurde. « Une pensée de l’absurde est le constat d’un défaut de providence et de fins supérieures, c’est le retrait des dieux » Camus, Le mythe de Sisyphe.


« Dans l’Antiquité, la pensée téléologique [finaliste] était plus courante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Platon et Aristote pensaient que si les flammes s’élèvent, c’est qu’elles [obéissent à un but qui est de tendre] […] vers le ciel, leur lieu naturel, tandis que les pierres tombent parce qu’elles veulent rejoindre la terre, à laquelle elles appartiennent. On pensait alors que la nature était pourvue d’un ordre chargé de sens. Pour comprendre la nature, et la place qu’on y occupe, il fallait donc saisir sa finalité, sa signification essentielle.

Avec l’avènement de la science moderne, la nature a cessé d’être perçue de la sorte. On en est venu à la comprendre en termes mécaniques, comme étant gouvernée par les lois de la physique. On considère désormais que c’était un signe de naïveté ou d’anthropomorphisme que d’expliquer les phénomènes naturels en se référant à des finalités, des significations et des buts. En dépit de ce déplacement, la tentation d’envisager le monde comme un ordre téléologique [dirigé vers des buts], un tout doué d’un sens, n’a pas totalement disparu. Elle persiste, en particulier chez les enfants [qui pensent par exemple que les arbres existent pour produire de l'oxygène et qu'on a des yeux pour voir], auxquels on doit justement apprendre à ne pas voir le monde de cette façon » Michel Sandel, Justice.


1. L’absence de sens concerne avant tout les événements extérieurs : ils sont dépourvus de raison d’être et donc de signification, ils ne peuvent pas être compris et justifiés par rapport à une finalité (de justice, de bonheur, etc.) liée à un projet divin ou cosmique. Ils sont normativement contingents et non nécessaires. On retrouve cette idée dans le film Le charme discret de la bourgeoisie (1972) de Luis Buñuel où des événements surréalistes et incompréhensibles se succèdent. Prendre conscience de l’absurde, c’est prendre conscience que tout événement, y compris l’existence de l’Univers et l’apparition de la vie, se produit à cause d’autres événements, mais pour rien.


L’absence de finalité dans le monde implique qu’il n'est pas structuré pour soutenir nos aspirations individuelles mais également nos idéaux éthiques, qui ne trouvent aucun écho dans les événements extérieurs. Cela se constate par exemple par le fait qu’aucun plan divin ou cosmique ne peut justifier des catastrophes naturelles comme une éruption volcanique qui conduit à la mort d’enfants innocents ou une maladie à laquelle succombe le plus vertueux des hommes tandis que des hommes vicieux parviennent à vivre en bonne santé.


L’absence de sens dans le monde peut également se retrouver dans certaines constructions humaines. Par exemple, dans Le Procès (1925) de Franz Kafka adapté au cinéma par Orson Welles en 1962, le personnage Josef K est arrêté puis jugé et cherche en vain une justification et un sens à son arrestation et à son procès face à un système judiciaire opaque et incompréhensible. De même, le film Brazil (1985) de Terry Gilliam dépeint une société bureaucratique totalitaire qui régit l’ensemble de la vie des citoyens sans servir leurs intérêts à travers un ensemble de procédures constituant un labyrinthe administratif sans but apparent. On retrouve encore cette idée dans la trilogie La Condition de l'homme (1959-1961) de Masaki Kobayashi qui présente la guerre comme un phénomène absurde, où la destruction et la souffrance sont infligées sans justification valable.


L'absurde se manifeste avant tout par un sentiment qui découle de l’expérience de l’étrangeté. Celle-ci apparaît dans la vie quotidienne et consiste à ne pas se retrouver dans le monde, faisant surgir un manque de signification. Le monde devient étranger lorsqu’on se rend compte qu’il n’a pas (objectivement) le sens que nous y projetions (subjectivement).


« Un degré plus bas et voici l'étrangeté : s'apercevoir que le monde est ‘’épais’’, entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu'un paradis perdu. L'hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. Pour une seconde, nous ne le comprenons plus puisque pendant des siècles nous n'avons compris en lui que les figures et les dessins que préalablement nous y mettions, puisque désormais les forces nous manquent pour user de cet artifice. Le monde nous échappe puisqu'il redevient lui-même. Ces décors masqués par l'habitude redeviennent ce qu'ils sont. Ils s'éloignent de nous. De même qu'il est des jours où, sous le visage familier d'une femme, on retrouve comme une étrangère celle qu'on avait aimée il y a des mois ou des années, peut-être allons-nous désirer même ce qui nous rend soudain si seuls. Mais le temps n'est pas encore venu. Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c'est l'absurde.

Les hommes aussi sécrètent de l'inhumain. Dans certaines heures de lucidité, l'aspect mécanique de leurs gestes, leur pantomime privée de sens rend stupide tout ce qui les entoure. Un homme parle au téléphone derrière une cloison vitrée ; on ne l'entend pas, mais on voit sa mimique sans portée : on se demande pourquoi il vit. Ce malaise devant l'inhumanité de l'homme même, cette incalculable chute devant l'image de ce que nous sommes, cette ‘’nausée’’ comme l'appelle un auteur de nos jours, c'est aussi l'absurde » Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942.


Chez Sartre, cela correspond à l’expérience de la nausée. Dans le roman La Nausée (1938), Roquentin éprouve une nausée et réalise que les objets et les êtres n'ont aucune raison d’être. Les objets familiers deviennent incompréhensibles et les mots perdent leur signification habituelle. Lorsqu’il observe un arbre ou une pierre, il ressent un profond dégoût pour leur simple existence qui est gratuite, normativement contingente.


« [J]'étais tout à l'heure au jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination.

Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire ‘’exister’’. J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. […] Même quand je regardais les choses, j'étais à cent lieues de songer qu'elles existaient : elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. […] Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée. […] L'essentiel c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister, c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi [Dieu]. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter » Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938.


Etendue à l’ensemble de ce qui existe, la question est la suivante : pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi quelque chose existe ? Pourquoi existe cet Univers, avec ces lois et ces constantes attachées à ces lois, plutôt qu’un autre ou plutôt que rien ?


« Quelle est l’émotion adaptée quand l’objet de cette émotion est le monde dans son ensemble ? La question divise les hommes en deux catégories : ceux que la vie enchante, et ceux qu’elle désole. Prenons un désolé notoire, Arthur Schopenhauer, dont la philosophie pessimiste influença Tolstoï, Wittgenstein ou Freud. Si l’existence du monde nous étonne, affirmait Schopenhauer, cet étonnement marque la détresse et le désarroi. […] Nous vivons, non pas dans le meilleur des mondes possibles, mais dans le pire, et sa non-existence ''non seulement est concevable, mais encore serait préférable à son existence''. […] Samuel Beckett […] partageait son affliction face à la vacuité de l’être. Pourquoi, voulait-il savoir, le cosmos est-il indifférent à notre sort ? Pourquoi en sommes-nous une part aussi insignifiante ? Pourquoi y a-t-il un monde ? Jean-Paul Sartre, dans ses mauvais jours, n’était pas en reste sur le dégoût de l’existence. Roquentin, le héros autobiographique de son roman La Nausée, ‘’étouff[e] de colère contre le gros être absurde’’ qui l’environne un jour qu’il est assis sous un marronnier du village fictif de Bouville. La pure contingence de tout ceci lui apparaît soudain, non pas comme simplement absurde, mais carrément obscène. On ne pouvait même pas se demander d’où ça sortait, tout ça, ni comment il se faisait qu’il existât un monde, plutôt que rien'', médite-t-il, après quoi il se met à crier ''Quelle saleté ! Quelle saleté !'' aux ''tonnes et tonnes d’existence', avant de sombrer dans un ‘’immense ennui’’. […] John Updike transmit l’ambivalence que lui inspirait l’être à son alter ego fictif, un romancier juif priapique sujet à la panne d’écriture et au désespoir du nom d’Henry Bech. Dans l’un des récits qui le mettent en scène, Bech ‘’regarda autour de lui le cercle des filles en train de mastiquer et vit leur corps comme aurait pu les voir un Martien, ou un mollusque : des tiges pulpeuses de nerfs liés en faisceaux bizarrement resserrés en un bourgeon centralisant le tout, la tête, boîte en os recouverte de poils et recelant quelques livres de gelée au sein desquelles un trillion de circuits, pour la plupart déconnectés, enregistraient des impressions, codaient des opérations motrices, fabriquaient un surplus d’électricité qui pressurait le côté sans poils de la tête et s’échappait par ses orifices en produisant des bruits chagrins, éperdus, une danse simiesque le rides’’. S’ensuit une épiphanie nihiliste où il lui apparaît ''que le vide originel aurait dû demeurer intact, que tout ce désordre de la matière, de la vie, et pis encore, de la conscience, aurait dû être épargné''. L’existence tout entière, se fait-il la réflexion, n’est qu’une ''rature sur le néant'' » Jim Holt, Pourquoi le monde existe-t-il ?, 2020, p.45.


2. L’absence de finalité concerne aussi notre existence. Lorsqu’on vient au monde, aucune notice ne nous indique de but préétablit à suivre (cela s’oppose aux religions qui affirment par exemple qu’on devrait se racheter du péché de Eve et obtenir le salut). En attendant Godot (1953) est une pièce de théâtre de Samuel Beckett associée au courant littéraire de l’absurde qui met en scène deux personnages, Vladimir et Estragon, attendant un certain Godot qui ne vient pas. Il s’agit d’une métaphore de la condition humaine où chacun est condamné à attendre, à espérer et à chercher un sens à sa vie dans un Univers silencieux qui ne fournit aucune réponse. La pièce est structurée en deux actes qui présentent des situations presque identiques, renforçant le sentiment de répétition et d'immobilisme. La vie apparaît ainsi comme une suite d’actions sans résultat significatif. On retrouve cela dans Le charme discret de la bourgeoisie où les personnages marchent indéfiniment sur une route tout en allant nulle part. Le fait que toutes les actions soient aussi insignifiantes s'incarne dans le film Pour l'éternité (2021) de Roy Andersson qui met sur le même plan scènes de la vie quotidienne et événements historiques.


« Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le "pourquoi" s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. "Commence", ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif » Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.


L’absence de sens de notre existence est une caractéristique universelle mais peut se révéler de manière évidente dans la vie quotidienne (et donc mener à une prise de conscience) lorsque certaines circonstances nous conduisent à mener une vie répétitive qui ne mène à rien, comme celle du personnage mythologique de Sisyphe, condamné à répéter la même tâche : pousser indéfiniment un rocher au sommet d'une montagne, qui, inéluctablement, roule vers la vallée.

Ces circonstances peuvent être liées à des situations sociales ou à des organisations politiques. Cette idée se retrouve dans le film Damnation (1988) de Béla Tarr qui se déroule dans une petite ville minière hongroise post-communiste en déclin sans perspective d'avenir, où le personnage Karrer court après une femme qui l’ignore et mène une vie monotone et sans échappatoire symbolisée par l’aller et venue de bennes suspendues à des câbles qu’il observe depuis sa fenêtre. Dans le film La Foule (1928), King Vidor dépeint la vie de John Sims qui aspire au succès dans le contexte de la société américaine des années 1920. En arrivant à New York, il réussit à se faire embaucher comme employé mais le rêve américain tourne au cauchemar lorsqu'il se heurte aux foules anonymes, aux immeubles gigantesques et aux bureaux bondés. Il est réduit à exécuter un travail dépersonnalisé parmi des rangées interminables de bureaux identiques qui le rappellent à son insignifiance et finissent par l'écraser. Le film Les temps modernes (1936) de Charlie Chaplin montre comment le travail peut être source d’aliénation (« d’alien », « l’étranger ») comme le soutient Karl Marx (1818-1883), lorsque les travailleurs participent à une production qui leur échappe et dans laquelle ils ne se reconnaissent pas : le produit de leur travail est la propriété d’un autre (aliénation du produit du travail) ; ils sont de simples exécutants de tâches dictées de l’extérieur, sans possibilité de participer aux décisions concernant la conception de ce qui est produit ou à l’organisation de la production (aliénation du travail) ; ils exécutent des tâches dépersonnalisées n’exigeant aucune initiative ou créativité, tels des rouages interchangeables d’un mécanisme (aliénation d’une nature humaine créative et sociale) ; la sur-division du travail les amène à exécuter des tâches parcellaires, isolées des autres, sans possibilité de se les représenter en lien avec la production d’ensemble dans laquelle ils s’insèrent et qui pourrait leur donner sens (aliénation sociale). Dans le film Vivre (1952) d'Akira Kurosawa, le personnage principal est un fonctionnaire de longue date dans une administration japonaise qui finit par réaliser la vacuité de son existence d’exécutant de procédures qui ne font que compliquer la vie des citoyens. Le film Un pigeon perché sur une branche qui philosophait sur l'existence (2014) de Roy Andersson adopte un regard satirique sur la condition humaine avec une approche à la fois tragique et comique. Il se compose d’une succession de 39 sketches filmés en plan fixe présentant des scènes de la vie quotidienne pour critiquer certains aspects de la société contemporaine, tels que le consumérisme et les conventions sociales qui sont source d’aliénation (« d’alien », « l’étranger ») sociale et psychologique, c'est-à-dire rendent les individus étrangers les uns aux autres et à leur propre vie. Des personnages anonymes aux teints blafards errent en étant désengagés, purement spectateurs de leur propre vie et du monde, incapables de se comprendre et de communiquer autrement qu’en exécutant des scripts préétablis. Brazil livre également une satire de la société moderne et révèle comment l’absurde peut être exacerbé par des structures sociales et politiques indifférentes aux aspirations des citoyens. Dans Le charme discret de la bourgeoisie, Buñuel se concentre sur la superficialité des conventions bourgeoises en mettant en scène des événements qui contrecarrent en permanence la tentative des personnages de se réunir pour diner. Dans la troisième partie de La Condition de l'homme, la déroute de l'armée japonaise face aux Soviétiques montre l'absurdité de la poursuite d'une guerre déjà perdue, entraînant une souffrance inutile pour les soldats et les civils.

Ces circonstances peuvent aussi être liées à des forces naturelles hostiles qui nous condamnent à une lutte incessante dans un cycle d’efforts sans fin. Dans le film La Femme des sables (1964) de Hiroshi Teshigahara basé sur le roman de Kōbō Abe, un entomologiste se rend dans une région désertique pour collecter des insectes et se retrouve piégé dans une fosse de sable où vit une femme solitaire avec qui il doit continuellement lutter contre le sable menaçant d'ensevelir la maison, sans espoir de s'échapper. La vacuité de son existence s’illustre par le fait que chaque effort est annulé par le retour du sable.

Ces éléments tragiques s’incarnent dans l’esthétique des films de Béla Tarr comme Le Tango de Satan (2003) ou Le cheval de Turin (2011), souvent composés de longs plans-séquence qui suivent des personnages de dos avançant péniblement dans un environnement naturel inhospitalier ou un milieu urbain en décrépitude, s'enfonçant dans une brume épaisse, luttant contre le vent ou subissant l'abattement de la pluie.

Les obstacles concernent nos tentatives de réaliser nos aspirations personnelles mais également nos idéaux éthiques, lesquelles apparaissent alors comme futiles en ne menant à aucun résultat durable. L’absence de sens des événements extérieurs révèle alors l’absence de sens de nos existences. Par exemple, quelqu'un qui consacre sa vie à soigner les malades doit constamment lutter contre un monde indifférent où la maladie et la souffrance persistent. Dans la trilogie La Condition de l'homme, le personnage de Kaji illustre ce processus où chaque effort est suivi d'un échec inévitable. Dans la première partie, les tentatives de Kaji pour améliorer les conditions de travail des prisonniers chinois dans une mine de fer en Mandchourie sont systématiquement anéantis par un système militariste et colonialiste indifférent. Dans la deuxième partie, Kaji essaye de défendre les soldats plus faibles contre les abus, mais ses interventions entraînent souvent des punitions supplémentaires pour lui-même et pour ceux qu'il tente d'aider. Tout au long de la trilogie, il lutte vainement pour affirmer ses idéaux dans un monde corrompu par la guerre et le militarisme qui reste inchangé.


3. Que faire face à l'absurde ?


Blaise Pascal (1623-1662) parlait d’ennui pour désigner un sentiment associé à l’absence de sens.

« En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant l'univers muet et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d'en sortir » Pascal, Pensées.

« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos. […] Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir » Pascal, Pensées.

Il comprenait la plupart de nos activités comme des divertissements (« divertir » signifie étymologiquement « détourner ») visant à fuir l’ennui, c’est-à-dire comme des diversions qui occupent l'attention sur autre chose pour éviter de penser au vide existentiel.

« Quand je m’y suis mis quelques fois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes est de ne pas savoir rester au repos, dans une chambre. […] Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement […].

Ôtez-leur le divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer » Pascal, Pensées.

Dans La foule, John Sims tente en vain de sortir de sa condition absurde puis finit par faire comme tout le monde, à savoir chercher des distractions. Le film se termine avec une scène où il se fond dans la foule avec les autres, oubliant ses préoccupations en riant d’une blague projetée sur un écran.

Mais le divertissement ne permet aucune satisfaction véritable et durable. Dans Vivre, le personnage principal, apprenant qu’une maladie le condamne prochainement à la mort, souhaite consacrer ses derniers jours à faire enfin quelque chose de sa vie et commence par gouter aux plaisirs de la fête lors d’une virée nocturne, mais ceux-ci ne comblent pas son besoin de sens. De même, dans Satyricon (1969) de Federico Fellini, la scène du festin somptueux montre des convives blasés et indifférents malgré l'extravagance environnante. Dans Damnation, la scène de danse ou les personnages tournent en rond lors d’un bal met en évidence le caractère dérisoire des divertissements humains. Le caractère pathétique de la scène est accentué par le piétinement d’un personnage sur le sol jonché de détritus à la fin de la fête. On retrouve cela dans Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l'existence lors de scènes tragi-comiques où des personnages tentent désespérément de vendre des gadgets et des farces.


Le nihilisme comme reconnaissance de l’absence de sens semble conduire au désespoir et au renoncement : si rien n’a de raison d’être, alors à quoi bon faire une action plutôt qu’une autre et continuer d’exister ? On comprend ainsi que le personnage du roman Un homme qui dort (1961) adapté au cinéma par Bernard Queysanne (1974) fasse le choix de se retirer du monde et adopte une attitude de détachement total envers son existence et les événements qui l'entourent, arrêtant ainsi ses études pour rester au lit et constater le flux incessant de passants anonymes dans les rues. Proche de cette apathie volontaire, le personnage Meursault dans le roman L'Étranger d’Albert Camus (1942) se montrait indifférent envers les événements majeurs de sa vie, tels que la mort de sa mère ou le meurtre qu'il avait commis de manière non intentionnelle suite à un concours de circonstances. Dans La Nausée, Roquentin mène une vie solitaire, détachée des autres et de ses propres passions antérieures, comme son travail d'historien. Dans Un pigeon perché sur une branche qui philosophait sur l'existence, les personnages subissent l’absurde de manière passive. Dans Damnation, Karrer s'enfonce dans la résignation en rejoignant les chiens errants en marge de la société. Dans Les harmonies Werckmeister (2000) de Béla Tarr, suite à la présence étrange d'une baleine qui symbolise l’absurde, les personnages sombrent dans la violence ou la folie. La famille au cœur du film Le septième continent (1989) de Michael Haneke fait quant à elle le choix plus radical du suicide pour fuir l’absurdité de la routine quotidienne caractéristique de la classe moyenne occidentale. « On continue à faire les gestes que l'existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l'habitude. Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance » Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.


Mais la réponse de Camus et des existentialistes est autre :


Dans L’homme révolté (1951), Camus propose une attitude de révolte comme réponse à l'absurde : plutôt que de céder à la résignation, de fuir l’absurde par le divertissement ou encore de nier l’absurde avec des croyances religieuses (ce qu’il appelle le « suicide philosophique »), il s’agit d’accepter notre condition absurde et de poursuivre nos efforts pour trouver une forme de dignité et de bonheur dans la lucidité et la persévérance. « Il faut imaginer Sisyphe heureux » Camus, Le mythe de Sisyphe. La dignité de Sisyphe réside dans le choix de poursuivre son activité tout en étant conscient qu’elle est objectivement dépourvue de sens. De même, dans le film Un jour sans fin (1993) de Harold Ramis, le personnage principal, condamné à revivre indéfiniment la même journée, traverse une phase de déni et de frustration concernant le fait que ses actions n’ont pas d’impact durable et que tout recommence de la même manière le lendemain, puis finit par accepter son sort, apprendre, s’améliorer et se rapprocher des autres. Dans Damnation, cela peut être illustré par la scène où Karrer danse sous la pluie. Au fur et à mesure de La femme des sables, une transformation intérieure se produit et le sable finit par être perçu non plus comme un obstacle et une menace, mais comme une ressource permettant de collecter de l'eau et de cultiver des plantes. Tout au long de la trilogie La Condition de l'homme, Kaji est confronté à un monde qui fait obstacle à ses actions mais continue d’agir et refuse de céder à la désespérance ou à la corruption.

L’absurde comme situation partagée crée une communauté entre les individus. C’est le thème du roman La Peste (1947) dans lequel des inconnus s’unissent pour lutter contre un fléau incompréhensible. On retrouve également cette idée dans La femme des sables à travers la relation de solidarité qui se tisse entre le protagoniste et la femme qui vit avec lui dans la maison.


Les existentialistes (Sartre, De Beauvoir) proposent un dépassement de l’absurde. Le constat de l’absence de sens extérieur à notre existence est une prise de conscience de notre liberté qui nous invite à mener une vie authentique. « Le nihiliste a raison de penser que le monde ne possède aucune justification et que lui-même n’est rien ; mais il oublie qu’il lui appartient de justifier le monde et de se faire exister valablement » Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté. C’est en poursuivant mes propres buts et en posant des actions qui en témoignent que mon existence prend sens, que j’existe pour quelque chose. Ainsi peut se comprendre le message de la pièce En attendant Godot : plutôt que d’attendre et d’espérer un sens qui ne viendra pas de l’extérieur, il s’agit de prendre en main son existence. Dans Vivre, le personnage consacre ses derniers jours à surmonter les obstacles bureaucratiques dont il faisait jusque-là partie, pour transformer un terrain vague insalubre en un parc pour enfants. Dans La Nausée, la nausée de Roquentin marque le début d’une réflexion sur la liberté qui le mènera à se consacrer à la création artistique.

Créée

le 30 oct. 2024

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Smashcut Stolz

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