Are you ready to face the future, no matter what ?

J'ai eu l'occasion de voir ce film à Nancy, suivi d'un échange de questions avec le réalisateur. J'en étais heureux. L'homme m'est évidemment sympathique. Intervenant, je me suis tourné en ridicule. Cela ne fait rien. Cela m'a même fait rire. Être objet de moquerie, par une telle foule, cela m’agrée. Des petits bourgeois-étriqués. Les mêmes qui pullulent dans les musées parisiens. Des individus creux, banales. Pire que tout  : bavards. Des gens dont les bavardages ne trahissent jamais que leur plat contentement d'eux-mêmes. Aucune cruauté. Un empressement servile à dire «  amen  » dès qu'il le faut. A répéter le catéchisme culturel obligé. Soucieux de leur garde-robe, de ce que l'on pense d'eux. Afin d'être reconnu. D'être apprécié de ces gens qui d'un coup, par un miracle peu interrogé, deviennent des «  paires  ».

Être leur paire  ? Moi  ? Seulement si cela signifie être leur gauche. C'est à dire  : leur sinistre maladroit. Un désastre stupide. L'équivalent d'un cyclone qui ne renverserait que le ciel, et laisserait «  ces gens là  » intacts et heureux, avec toute leur droiture et leur absence de cruauté envers eux-mêmes. Leur plat contentement, leur joie immobile. Imbécile. Ces sales crétins, évidemment que le film leur a plu, absolument, sans une ombre.

Oui  : je suis une boule abjecte de haine et de ressentiment. J'aurai pu quitter la salle. J'y ai pensé  : je ne voulais pas être dans la même pièce qu'eux, leur donner à croire que je suis du même monde. Je suis resté pourtant. Je voulais voir le film. Un film qui, comme tous les Brisseau que j'ai vus, est un grand film, même s'il m'agace et que ça me coûte de le dire. Pas un chef-d'oeuvre, non, mais un grand film. Un film nécessaire. Sans doute. Je ne sais pas. Tout ça m'agace.


Je ne sais pas sur quel pied danser face à ce film, et je n'ai pas envie de vous en parler. Tout le monde parlera des conditions dans lesquelles il a été tourné, des scandales à répétition, sur les autres films et celui-là, vous parleront des autres bêtises de ce genre. Je ne parlerai même pas du jeu d'acteur, à quoi bon tout ça, tout ça, en parler, pour quoi, pour se faire mousser ? Critiquer facilement ? Aucun intérêt. Ce qui m'agace, là dedans, c'est les dialogues.
Les personnages ne parlent pas entre eux, ce ne sont pas des dialogues que l'on entend. Les personnages ne parlent pas pour leurs interlocuteurs filmés, mais, brisant le quatrième mur, ne parlent qu'au spectateur en sa qualité de spectateur. Le jeu d'acteur peu convaincant ajoute à cette évidence : il y a là un refus, un anticinéma auquel je n'adhère pas, un effet de distanciation si violent, si radical, qu'il met même à distance les dialogues.

Distanciation violente et transparence radicale.
Les personnages ne sont pas des personnages, pas encore tout à fait des acteurs, ce sont des individus filmés qui plutôt que d'incarner, plutôt que de donner l'impression de vivre, s'interrogent bien plutôt sur le rôle qui leur est donné, le personnage : où il en est de sa vie, les problèmes qu'il traverse, qu'il a traversé, sa situation actuelle, sa postulation existentielle, le moment de la réflexion qu'il incarne. Ils ne parlent jamais qu'au spectateur, depuis un point de vue qui n'est pas celui des personnages, mais d'une conscience, d'un observateur à mi-chemin entre le critique extérieur et l'auto-analyste. Ainsi, sur le banc, les deux amis parlent. Michel s'énerve, se lève, et plutôt que de dire : « tu es un salop de dire ça, tu es bien placé pourtant pour savoir ce que j'ai vécu non ? » ou une phrase du genre, il dit qu'il a perdu sa femme, qu'il a été très mal, que depuis il vit seul, etc., toutes choses que son ami sait. Qu'il n'y a pas besoin de dire dans cette situation, qu'il est incongru de dire ainsi. De même, dans chaque dialogue pratiquement, Michel se livre à une confession trop écrite, trop franche, trop directe et prolixe pour être crédible. Pour être du cinéma.

Une discussion, dans la vie, est faite toujours de sous-entendus, de non-dis, qui ne sont pas des cachotteries. Si des choses ne sont pas dites, c'est qu'elles n'ont pas besoin d'êtres dites, qu'elles sont sues par l'interlocuteur, ou jugées telles. Elle est faite de silences. Même les réponses de Brisseau à Nancy étaient pleines de ces stratégies d'évitement, de ces pas de côté, pleine de cette humanité hésitante, oscillante, simplement sinueuse. Il y a des procédés pour les rendre au cinéma. Qui renforcent l'impression de réel. C'est cette impression justement qui donne le sentiment de la vie, qui est réussi sans grands moyens par un Rohmer, chez qui les confessions ne sont pas exempts de détours, de mensonges, de poses, de stratégies tues qui décident secrètement de la manière dont les choses sont dites. Rien de tel dans ce film : les confessions incessantes sont la vérité, nue, simple, il n'y a pas à s'interroger, tout est dit, non dans le film, non par le film, mais le film lui-même est en grande partie l'exposition rationnelle de la situation des personnages, le moment de la réflexion qu'ils incarnent. Seule Dora y échappe, elle dont chaque parole est en décalage, est intempestive, déjoue les questions qui lui sont posées, déjoue ce qui lui est répondu. Elle seule, bien que tout à fait bizarre, mystérieuse, onirique, est étrangement réaliste. Elle ne suffit pas pourtant à provoquer un effet de réel :
les acteurs n'étant pas dans leur rôle, Brisseau y apparaissant comme Brisseau filmé récitant son monologue intérieur, le film n'étant pas le mime de la vie mais se donnant comme un commentaire paradoxal du film qui aurait dû être fait, le spectateur n'est pas plongé dans le film, n'est pas absorbé, happé, il ne s'oublie pas dans une existence qui n'est pas la sienne, vibrant et tremblant, désireux d'en savoir plus, désirant que tout ça continue encore, pouvant s'imaginer que tout se poursuit même alors que le générique est fini, il est là, dans sa peau, systématiquement rejeté vers sa condition de spectateur assis dans la salle de cinéma. Et comment pourrait-il en être autrement, puisque c'est à lui directement que les acteurs s'adressent, à lui en tant que spectateur, lui révélant tout de ce qui devrait se révéler au fur et à mesure, par l'image et par les dialogues ?

Du coup, je me retrouvais là, dans ma propre peau, au milieu de gens que je méprise, devant une réflexion filmée trop manifestement écrite. Et moi dans ma peau, ravalé à ma situation alors même que je voulais en sortir, m'oublier, c'est moi qui veut me lever, hurler, tout secouer, huer, faire du tapage, pour rire, pour faire, moi qui veut péter, qui pète, juste pour être. Pour ça que j'ai ouvert ma gueule. Mais moi je ne suis pas un orateur. Moi je ne suis pas un type qui parle. Ça m'emmerde de parler, moi, la plupart du temps. Je parle avec mes amis, oui, quand j'ai l'alcoolémie volubile, je parle quand ça mène à quelque chose, mais là ? Ratage complet, crash du Zepplin, dégonflé comme une baudruche enflammée le Chancre, ce Salop. Peu importe. Que les gens rient, à mes dépens si possible.

J'ai parlé, donc, pour dire ça, mais pour dire aussi que les thématiques du film me parlent. Cette existence vide et sans intérêt dans cet espace confiné et pourtant trop grand, vie solitaire, sans passion, toute entière occupée à conjurer l'angoisse d'une condition insoutenable : l'existence quoi. Avec toutes les réponses qu'on y peut apporter ; toutes des impasses douloureuses, si par réponse on entend la « postulation d'une certitude ». Tout le long du film il semble n'être question que d'illusions. Illusions qui ne sont pas des réponses, mais des paravents face à l'angoisse, au vide, à l'absence absurde d'avenir et de sens.
Illusion politique, condamnée à se briser sous le poids du réel, d'abord. Alors, ensuite, face au désastre, c'est soit la mort soit la construction d'autres espoirs, d'autres réponses, doctrines guidant une existence toute autre. L'ami de jeunesse était politique et rien d'autre, c'est ce qui l'a tué. Michel lui, à la mort de sa compagne, face à ce temps qui déborde, qui est en trop, il le dit, il s'est tourné vers la première illusion qu'il donne en conclusion de son livre : la religion. Il a prié un Dieu auquel il ne croyait pas. Puis il s'est tourné vers la science, qui ne donne jamais de réponse définitive, en écrivant son livre. Après avoir imploré, en vain, il a demandé pourquoi. Mais ce n'est pas d'illusion dont il est vraiment question dans le film : c'est de MERVEILLEUX.

Le merveilleux est la rencontre fortuite, dans la trame d'un quotidien ennuyeux et repassé, d'un autre totalement autre qui, parce qu'unique, étrange, inquiétant, en rupture totale avec ce que l'on vit ordinairement, nous charme, nous enthousiasme, nous comble et nous redonne goût à la vie, nous redonne la force de vivre et de faire quelque chose de cette vie qui nous était à charge. Le merveilleux redonne à l'homme trop lourd l'enchantement du jeu, la légèreté à laquelle tout est permis. La sensibilité moderne, depuis le XIXe siècle, l'a cherché, ce merveilleux, dans le spiritisme, depuis Hugo jusqu'aux Surréalistes, avides de merveilleux, ces admirateurs des fous et des voyantes. Les ethnologues passionnés de jazz et dégoûtés par l'occident l'ont cherché auprès des peuples « primitifs ». Les situationnistes l'ont cherché dans l'ivresse et le scandale, à la suite de Dada, et dans une action politique dont les formes renouvelées ont conduit à Mai 68. Nous, nous ne le trouvons plus guère qu'au cinéma, et dans une télévision de bas-étage qui fait de la première radasse venue une célébrité en vue, ce qui est merveilleux, convenez-en.

Ce qui me fait dire que ce n'est pas l'illusion mais le merveilleux, qui en serait le synonyme, c'est que Michel n'en reste pas à son projet de connaissance. Même : il s'enlise dedans, le livre ne suffit pas à l'aider à porter sa carcasse. Ce n'est pas l'ambition scientifique, c'est l'enchantement face à une femme qui est moins une femme qu'un mystère, femme idéale toute entière nuit, rêve, poésie, au-delà, qui le sort de sa torpeur. C'est l'amour qui l'éveille de nouveau à la vie. Qui est sa réponse. Mais incapable d'accueillir cette inconnue, cet Autre, charnel autant que philosophique, telle qu'elle est, merveilleuse et inaccessible, comme l'est la réalité qui nous entoure, merveilleuse et imprévisible, pleine d'aléas et de hasards, il la réduit à la catégorie du Même, à un connu qui s'est révélé décevant, qui se révèle moribond et nocif, au travers de ce poncif de l'union de la mort et de la concupiscence nubile, déjà point culminant de La Tentation de Saint-Antoine de Flaubert, pierre angulaire de la pensée occidentale depuis les grecs, ne revenons pas là-dessus. Ce ne peut pas être Dora l'insaisissable, il faut que ce soit sa femme ressuscitée, là devant lui. Au lieu d'agir de manière fraîche, neuve, il lui donne tout ce qu'il avait eu de sa femme, comme s'il le lui rendait, il revit l'amour perdu au travers d'un amour qui aurait pu être nouveau, merveilleux égaré qui se perd dans les illusions stupides d'un au-delà fantasmatique. Et tout bonnement religieux. Mythe de l'amour unique, résurgence de l'amour fou, on en sort pas.

Une autre voie est esquissée pourtant dans le film, qui n'est jamais interrogée, à jamais hétérogène : la tentation du vide, d'un vide dans lequel on se jetterait, auquel on s'abandonnerait. Troisième possibilité évoquée par Michel dans la conclusion de son livre. Vide qui laisse à nu le monde, l'existence, l'homme, offrant encore une place au merveilleux, au tout autre, mais dans une absence farouche d'espoir. Cette tentation est la réponse, la seule, qu'un homme doit, à notre époque, revendiquer et s'imposer. Notre période de crise n'a besoin ni des rires, ni des illusions à rebours d'un monde agonisant, mais de la claire conscience des yeux décillés, qui met à nu la nature véritable de la crise que l'on traverse. L'ami médecin est peut-être le seul à s'avancer dans cette voie, mais avec la placidité bonhomme d'un croulant. Le vide est une réponse, ce n'est pas l'absence de réponse, c'est la réponse qui retire tout sol, toute planche de salut ; réponse qui est ni postulation d'une certitude (religion) ni élaboration d'une doctrine (science) mais qui est intuition souveraine dégageant l'enjeu d'une situation, en interdisant toute réponse possible, ne laissant plus qu'une agitation angoissée ouverte sur le monde, sur l'autre, à même de répondre avec avidité à chacune des sollicitation que la vie lance quotidiennement à l'individu.
Ce serait ça, la définition du merveilleux soutenu par une recherche du vide : l'improbable possibilité d'une RÉPONSE à la désolation du monde, qui ne renvoie jamais l'individu qu'au vide de sa condition. Réponse improbable puisqu'ils sont rares, ceux qui ont vécu à la hauteur de ce vide : Georges Bataille, évidemment, Colette Peignot, forcément. Certains de leurs amis. Jacques Vaché ?Peut-être aussi le dernier Debord.

Debord qui justement écrivait très tôt cette phrase : « l'amour n'est valable que dans une période prérévolutionnaire », qui m'amène à voir, dans ce film, soit les restes d'un bourgeoisisme disloqué, reculant sans cesse, dans des productions décérébrantes ou ironiquement merveilleuses (comme ici), le moment de sa dissolution dernière, soit l'amorce d'une réflexion de fond, résolument nécessaire aujourd'hui, qui n'a pas encore trouvée sa forme définitive et véritablement dissolutrice.
C'est justement cela qui m'agace dans ce film. Il me place directement devant mes contradictions. J'aime le cinéma, j'aime m'oublier devant un film, j'aime l'illusion que produit le cinéma, le fait d'enchanter la vie à peu de frais, même si cet enchantement ne fait rien d'autre que flatter en moi la part la plus bête, la plus assoupie, la plus attachée aux codes : aller au cinéma vivre une autre vie que la sienne, tuer ainsi dans l'oeuf l'inconfortable insatisfaction qui sans ces narcotiques nous obligeraient à investir la vie plutôt que les salles obscures. Un chef-d’œuvre est un film qui à la profondeur de la réflexion, arrive à ne pas être bavard, à dire l'essentiel par les images, à donner l'impression de réel au spectateur, à le plonger dans le film, pour l'amener ensuite à des réflexions angoissées. Le Dernier Tango à Paris l'est de ce point de vue là. Un autre Paris, un autre appartement, une autre femme morte, un autre homme au seuil de la mort. Mais le Dernier Tango, c'est justement l'abandon au vide, à la nudité crue de la réalité. A la lucidité blessante, blessée. Film autrement plus nécessaire, quoi qu'encore tourné sur la nature des relations amoureuses, qui nous absorbe littéralement pour nous faire vivre la désolation d'un homme et nous libérer ainsi de la notre, film en cela plus rétrograde que La Femme de Nulle Part, qui, nous rejetant systématiquement dans notre propre situation désolée, immobile et inconfortable, réalise pourtant mes préoccupations, ce que l'on pourrait appeler un programme intellectuel et artistique, et dans le plan où les deux acteurs sont face caméra, éclairant leur chemin avec une lampe torche, je ne peux pas m'empêcher de me sentir observé par delà le quatrième mur, de me sentir interrogé : "et toi, comment combats-tu l'angoisse de n'être pas tout ?". Cela devrait me plaire, à défaut de me ravir, mais ça m'énerve et m'agace au plus haut point. Trop de blabla. Voilà tout.

Ces contradictions me montrent que je n'ai pas tué en moi tout conformisme, toute vaine illusion. Que je suis loin d'avoir donné au vide mon plein assentiment. Ce film m'y fait travailler, en cela, il est nécessaire. Mais bordel : qu'est-ce qu'il m'agace ...
lociincerti
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le 10 févr. 2013

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Loci Incerti

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